CECI n'est pas EXECUTE 29 octobre 1855

Année 1855 |

29 octobre 1855

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux et Albert de Rességuier

29 octobre 1855

Mes chers amis, je prends le parti de m'adresser à vous deux1, ne sachant pas si vous êtes encore réunis ou séparés. Si vous êtes ensemble, je suis de cœur avec vous, et également dans le cas d'une séparation. Ma réponse parviendrait alors à l'un et à l'autre. Notre petit garçon, est tombé de ses pieds de haut, et s'est cassé les deux os de l'avant-bras gauche. Deux chirurgiens, les meilleurs du pays, sont aussitôt arrivés. Ils ont trouvé le cas des plus simples, et promis une entière guérison dans 2 ou 3 semaines. Depuis l'accident, il n'y a pas eu de fièvre. Ainsi, nous avons à remercier Dieu de nous avoir préservé des terribles conséquences qui auraient pu, si facilement, résulter de cette chute. Mais, nous ne dormons guère depuis ce moment, et vous m'excuserez de ne pas causer longtemps avec de si chers amis. Je me sens brisé de tout ce que j'ai éprouvé.

Assurément, je suis à vos ordres pour la suite des envois si vous y voyez de l'utilité. Ce que vous me dites, cher Rességuier, de la douceur des lieux où vous avez apporté tant de joie m'a bien fait regretter de n'avoir pas eu ma part. Ces bénédictions qui se répandent là sur tous les hôtes, et même les bêtes, m'ont rappelé un mot de Mme d'Audiffret-Pasquier2, notre voisine, en revenant de Broglie3. « C'est singulier, nous disait-elle, les chevaux et les chiens y sont graves. » Je le crois bien. On ne leur dit mot. Aussi, ont-ils l'air de respecter la Revue des deux mondes, voir même de pleurer la pauvre duchesse de Broglie.

Cela n'empêche pas les autres de Broglie d'être parfaits ; mais ce n'est plus la nuance du Bourg d'Iré.

Alexis de T[ocqueville] me mande que, d'après ses informations, nous nous serions engagés à garantir Cuba à l'Espagne pour prix de son alliance. Il redoute un futur conflit avec les États-Unis.

M. Masson, ancien préfet d'Amiens, aujourd'hui habitant d'Alençon, a vu ces jours derniers L. Holland4 à Paris. Celui-ci, ami et ministériel de L. Palmerston5, croit à un prochain soulèvement de l'Italie et à la guerre avec l'Autriche.

Quel mandement6 que celui de l'archevêque de Paris7 ! Notre vénérable ami d'Orl[éans] fera bien d'éviter désormais trop d'union avec lui. Mais, ce n'est pas à lui qu'on peut adresser d'utiles conseils. Il sait, mieux que personne, les convenances et les périls de notre situation commune. Le gallicanisme impérial me paraît grandir. Que dites-vous de ces efforts de L'Univers pour démontrer que saint François de Sales était dur aux hérétiques et comparer ce qu'il a fait pour préserver la Savoie avec la révocation de l'édit de Nantes ? Veuillot a reparu, dans ses façons ordinaires, pour accuser les ci-devant parlementaires de rêver toujours l'alliance de la tribune et de l'autel. Il me semble que L'univers ressemble assez à une tribune et que celle-là pourrait bien avoir aussi ses vanités, ses rancunes, ses satisfactions d'amour-propre mêlé à de bien tristes et aigreur.

À côté de cela, la réaction philosophique va grand train. Mon pauvre Ampère8 compare Clément VII, dans les Débats, à Célimène. Entre Charles Quint, François Ier, la réforme allemande, et Henri VIII, les ménagements n'étaient que de trop. Mais comment Ampère ne s'est-il pas souvenu que ce pape avait réformé les moines de son temps, et poussé la sévérité des moines jusqu'à cette sorte de fermeté qui a eu pour conséquence le schisme d'Henri VIII ? Les afflictions abondent de tous côtés. J'ai su par le prieur général de la Trappe à Rome qu'on est jugé avec une grande modération9, et des craintes fort diverses, de la crise orientale. La Russie fait au Saint-Siège de remarquables avances et concessions.

Ce concordat avec l'Autriche est un grand événement. Ah ! Que de choses à vous dire et à vous demander !

Adieu, chers amis, que Dieu vous conserve vos doux enfants sains et saufs. Veuillez, mon cher Falloux, mettre au pied de votre si digne et aimable compagne, mes hommages les plus dévoués et agréer, pour les deux amis, toutes mes tendresses.

F. C.

J'ai renoncé à mon voyage dans la Manche10.

Notes

1Alfred de Falloux et Albert de Rességuier, ami très proche de Falloux qui séjourne alors au Bourg d'Iré.
2Jenny-Marie d'Audiffret-Pasquier, née Fontenilliat  (1825-1903), épouse d'Edme d'Audiffret-Pasquier depuis 1845.
3La propriété des de Broglie est située dans l'Eure, en Normandie.
4Holland, Henry Edward Fox, lord (1802-1859), ambassadeur d’Angleterre en Italie.
5Temple Henry John, vicomte Palmerston (1784-1865), homme d'état anglais. Ministre des Affaires étrangères de 1830 à 1834, de 1835 à 1841, et de 1846 à 1851, il avait été contraint de démissionner pour avoir reconnu le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte dés le lendemain du coup d'état. Il était depuis quelques mois premier ministre ; il demeure à cette charge jusqu'en 1858, puis de 1859 à 1865.
6Ce mandement du 16 octobre 1855, ordonnait, à la demande de l'Empereur, à tous les prêtres du diocèse de Paris de dire à la messe la collecte, la secrète et la postcomunion pro muliere gravida en y insérant le nom de l'impératrice.
7Sibour, Marie-Dominique-Auguste (1792-1857), nommé évêque de Digne en 1838, il avait participé à la lutte du clergé contre le monopole universitaire. Cavaignac l'avait nomma archevêque de Paris après la mort de Mgr Affre (1848). Rallié au coup d’État, il entra au Sénat en 1852. Il célébra le mariage de Napoléon III. Le 3 janvier 1857, il sera assassiné à Saint-Etienne-du-Mont, par le prêtre interdit, Jean-Louis Verger lui même totalement hostile au dogme et qui avait projeté d'assassiner le pape. A défaut, c'est l'archevêque de Paris qu'il choisira.
8Ampère, Jean-Jacques-Antoine (1800-1864), historien et homme de lettres français. Fils du célèbre savant, il collabora au Globe et à la Revue française, fut nommé professeur d’histoire de la littérature française au Collège de France (1833-1864) et devint membre de l’Académie française en 1847. Il était très lié à A. de Tocqueville. Il publia plusieurs ouvrages dont une Histoire littéraire de la France avant le XIIème siècle, Paris, 1839-1840, 3 vols. et  l’Histoire romaine à Rome, Paris, 1862-1864, 4 vols.
9Voir lettre de Corcelle à Falloux du 26 novembre 1855.
10Département où réside son ami Alexis de Tocqueville.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 octobre 1855», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, Année 1855, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 16/09/2013