Année 1856 |
29 juin 1856
Alfred de Falloux à Francisque de Corcelle
29 juin 1856
Cher ami,
Je ne puis vous dire assez combien je suis sensible à votre généreuse lettre; soyez bien sûr du moins que moins vous me grondez, plus je me gronde moi-même. A moins que je m'éloigne de ma sottise, je la trouve plus sotte et je dois ajouter plus inexplicable; car, j'avais toujours cru jusqu'à ce jour, être un des plus orthodoxes de la religion de la discrétion! !
Ne connaissant pas assez positivement la loi électorale du Piémont, je me suis adressé, en mon nom, au marquis Brignole1 qui s'est trouvé en savoir encore moins que moi. Il a pris aussitôt des renseignements d'où est résulté le billet ci-joint. Depuis, il m'a fait dire de vive voix que le cens de 40 francs était celui de la campagne; dans les villes il s'élève au-delà de 100 francs; à Turin, à 200 francs. Il me semble que ces données sont suffisantes pour établir que M. de Cavour2 a bien songé à préparer et manipuler son terrain, en vue de ce qu'il voulait lui faire produire.
Montalembert doit accoucher en ce moment à Maîche (Doubs) où il est rendu depuis huit jours3. Cette circonstance et les six cent mille francs de rente sur l’État l'ont déterminé à ne pas attendre la fin du Corps législatif. Son article fait ici le plus grand et le meilleur effet. Le vôtre s'y unira et le fortifiera de la façon la plus opportune. Veuillez adresser votre manuscrit à M. Douniol4, rue de Tournon, au bureau du Correspondant. M. Douhaire5 qui ne quitte pas le poste s'occupera aussitôt de la mise en impression et correspondra avec vous autant quitte besoin sera. Cochin demeure le directeur moral durant nos absences. Plus tôt le manuscrit sera rendu à Paris, plus soignées seront vos épreuves et plus vous aurez facilité pour les retoucher. C'est aussi rendre service à M. Douhaire qui ne peut arrêter définitivement la composition d'un numéro que quand il sait au juste ce que fournit chaque écriture, une fois passée entre les mains des protes. En politique je laisse beaucoup de consternation chez les uns, beaucoup d'irritation chez les autres; partout le même sentiment de l'insuffisance de certain bureau et du noble duc qui y puise ses informations.
Je pars tout à l'heure avec l'évêque d'Orléans pour passer vingt quatre heures au Marais de Mad[ame] de La Ferté6, et regagner de là l'Anjou comme je pourrai. Si je suis interpellé par le Marquis, je parlerai franchement et à cœur ouvert comme d'habitude. Ce n'est pas une raison parce que les fautes parlent si haut pour que nous nous taisions. J'ai dîné hier chez Mad[ame] de Caraman7 avec Cousin, Villemain et M. de Noisielles8. L'entretien a été réciproquement gracieux mais bien superficiel et n'aura certainement rien fait avancer de part ni d'autre. J'emporte Tocqueville9 et Al[bert] de Broglie à dévorer en Anjou. Vous ne me donnez aucune chance de vous y voir, cher ami, et pourtant je n'y veux renoncer, car ce me serait une de mes plus douces et de mes plus utiles joies. Je n'ai pas besoin de clous dire que tout ce que vous me laissez entrevoir de votre article me paraît excellent au plus haut degré.
Hâtez vous de promener et de dissiper les migraines. C'est sur ce vœu du fond du cœur que je vous embrasse.
A. de Falloux.