CECI n'est pas EXECUTE 10 novembre 1856

Année 1856 |

10 novembre 1856

Alfred de Falloux à Francisque de Corcelle

Rochecotte, 10 novembre 1856

Cher ami.

Je réponds à vos deux dernières lettres à la fois, et ne commence par ce qui me préoccupe le plus : la triste affaire de M. C[ousin]. Au moment où vous me confiez vos conjectures sur le silence de votre cousin Xavier, je reçois une lettre de M[ontalembert] qui me dit en substance : je viens d'avoir à La Roche1 mon beau-frère l'abbé2 ; j'en ai été content au point de vue de la situation du Correspondant. D'autre part, mon frère3 à moi m'écrit, par le même courrier, pour se féliciter et me féliciter sur l'heureuse issue de l'affaire C[ousin], que le Pape considère comme terminée. Enfin, l'évêque d'Orléans m'écrit : je viens de voir longuement M. C[ousin], il y a de grandes difficultés. Jugez, maintenant, cher ami, quel chaos tout cela jette dans ma tête. Voici comment j'essaie de le débrouiller.

Je m'explique le silence de votre cousin Xavier vis-à-vis de vous par son voyage en France, et je suppose qu'à l'heure où je vous écris, vous l'avez peut être chez vous, vous mettant librement et amplement au courant de toutes choses. Je passe donc outre sur ce chapitre en attendant ce que vous jugerez possible de me faire connaître ultérieurement. Quant aux bonnes nouvelles venues de mon frère au moment où l'évêque, qui n'est pas intéressé à les grossir, me parle des difficultés dans le même sens que M. C[ousin] voici ce que je crois en comprendre : le Pape en recevant le formulaire signé par M. C[ousin] aura dit : voilà qui est bien et fini ; puis il aura livré à des subalternes ce qu'il aura considéré comme allant de soi-même, la correction du livre par exemple ; des mains hostiles s'en seront emparées et auront introduit là les exigences qui desservent l’Église, mais qui sont entrées désormais dans les passions et dans les amours propres de plusieurs personnages français et Romains. S'il en est ainsi où à peu près ainsi, cher ami, il y aurait donc encore un malentendu à éclaircir, un dernier acte de courage à tenter, plutôt qu'un découragement absolu à écarter. Cependant, je ne dis cela que pour vous et non pour moi. À Rome, j'ai trop l'air désormais de plaider ma propre cause, à la Sorbonne aussi. Il y a dans ce dernier lieu une corde dont il me semble que vous pourrez tirer grand parti et que je ne puis toucher à mon aise, c'est celle de ma propre compromission, celle de l'évêque d'Orléans, si M. C[ousin] ne va pas franchement jusqu'au bout des engagements contractés, comme le serait, par exemple, la correction de ses ouvrages. Il me semble donc que vous auriez toute bonne grâce, toute autorité et tout à propos, à lui écrire directement. Dans chacune de ses lettres, il me prie de vous écrire et de vous presser, il ne peut donc s'étonner qu'à cette heure devenue décisive, vous interveniez à votre tour près de lui, vous lui parliez votre langage le plus persuasif et le plus élevé, et lui représentiez enfin tout ce que l'honneur de la philosophie, de son propre caractère à lui même ont à gagner ou à perdre à sa dernière résolution. Il est impossible que lui-même ne soit pas fort ému et très sollicité en sens divers au fond de son âme. Il s'est trop livré depuis un an pour qu'on le suppose habilement de mauvaise foi et avec préméditation. Il reçoit sans doute de mauvais conseils ; on s'arme des maladresses déplorables commises pour le fond et pour la forme de cette négociation, et pourtant on n'a éteint, en lui ni le désir constant de se rapprocher de l'Église, ni l'appréhension fort honorable de ses censures. Il y a donc évidemment là place pour un grand service à rendre à la foi et à lui-même. Je crois très sincèrement que vous seul y pouvez réussir sans ralentir du côté de Rome les efforts qui peuvent y porter la vérité et la lumière.

Quant à vos amicales gronderies, cher ami, rien ne me rend plus reconnaissant et vous seriez bien ingrat de croire qu'elles me sont inutiles. J'ai résisté à de vives instances pour écrire d'un bien autre ton et je disais aux autres, comme je me le suis constamment dit moi-même : mettons-nous en la présence de Corcelle !

Je vais maintenant vous donner en deux mots la clef de la contradiction que vous croyez remarquer entre ma douceur parlée et ma rudesse écrite. C'est qu'au Bourg d'Iré, je ne vous parlais que de moi qui ne ressens en toute sincérité aucune espèce de vivacité ni d'amertume, et que dans mon langage public, je combats ; je combats pour une cause qui souffre de mille abandons, de mille lâchetés, et qui a besoin qu'on supplée par une énergie contenue mais manifeste au défaut du nombre et des événements propices. Plus tard, tout le monde voudra être indigné ; aujourd'hui, ceux qui le sont réellement ne doivent pas tout dire ; mais ils ne doivent pas non plus tout cocher. Vous n'êtes pas plus préoccupé de Rome que je ne le suis, mais vous l'êtes un peu autrement. Nous avons la même passion d'y être utile ; vous pensez que pour l’État il ne faut pas cesser d'être agréable ; je suis un peu plus pessimiste de ce côté, et je crains qu'il ne soit bien difficile d'atteindre le but proposé sans courir et accepter le risque des déplaisances passagères. Il importe avant tout que le Pape ne puisse pas un instant douter de notre dévouement filial, mais il faut aussi que dans des questions purement nationales et toutes humaines, il reconnaisse l'accent mâle des cœurs fermes, et, jusqu'à un certain point, la réclamation persistante des consciences chrétiennes. Dans l'ordre de fait et d'idées que nous discutons, un Pape ne pige pas par voie surnaturelle, il se renseigne sur document ; nous sommes un son pour son oreille attentive à tous ceux qui lui viennent des quatre coins du monde. Il faut que ce son soit assez élevé et assez pur pour être distinct.

Voilà la question telle que je me la pose, cher ami, et non telle que je la résous. Continuez donc, je vous en supplie, à ne me point laisser tromper en matières si délicates. Quant à la vanterie du Journal de Rennes, elle n'est point une vanterie, c'est une simple correspondance des Débats répétée textuellement par dix journaux de province, prise dans l'un d'eux au bout de quinze jours par le Journal de Rennes. Les Débats sont lus à Rome ; on y connaît son correspondant ; le cardinal de Villecourt a donc écrit parce qu'il voulait prêter un nouveau secours à L'Univers, et les pauvres battus n'ont vraiment plus d'amende légitime à payer dans cette aventure là. Mille et mille tendresses du fond du cœur.

Alfred

J'aurais bien souhaité que M[ada]me Swetchine put s'entretenir avec M. d'Assailly malheureusement elle est au couvent de Fontainebleau jusqu'au courant de décembre. Je vous écris chez M[ada]me de Castellane, je serai rentré au Bourg d'Iré à la fin de la semaine.

Notes

1La Roche-en-Breny, demeure de Charles de Montalembert.
2Xavier de Mérode.
3Mgr Frédéric de Falloux.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «10 novembre 1856», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, Année 1856, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 12/11/2013