1871 |
29 octobre 1871
Jules de Bertou à Alfred de Falloux
29 octobre 1871
Il devient de plus en plus manifeste que vous aviez raison en affirmant que le premier et le plus impérieux des besoins était de faire une bonne loi électorale ; tout le monde parait le reconnaître aujourd'hui mais ce n'est pas tout, il faut encore s'appliquer à découvrir sur quelles bases il faudra asseoir le nouveau système.
Ce qui a été essayé en 1851 serait bien insuffisant en 1871, il faut quelque chose de plus efficace. Sans doute la question du domicile ne doit pas être négligée, elle doit être exigée, mais elle serait très insuffisante à elle seule pour assurer au pays une juste représentation de ses besoins et de ses opinions. Le système de la majorité est aussi dangereux qu'il est injuste dans son principe. C'est la moitié du pays moins une voix opprimée par l'autre moitié plus une voix quand tout le monde fait son devoir et c'est peut être la grande majorité opprimée par une infime minorité quand des masses d'électeurs s'abstiennent comme nous le voyons faire de plus en plus à chaque élection nouvelle.
Une bonne loi électorale devrait attribuer à chaque groupe d'opinion un nombre de représentants exactement proportionnel à son importance réelle. C'est là ce que croit pouvoir réaliser M. Naville par le procédé qu'il recommande et appuie sous le nom de suffrage uninominal. Voici en quoi il consiste : chaque électeur vote pour un seul candidat et il vote à la commune. Les candidats doivent être présentés par un groupe d'électeurs pour éviter l'encombrement des noms sur la liste.
Les candidats une fois connus se forment par groupes et déclarent leur solidarité réciproque selon l'ordre du nombre de suffrages qu'ils obtiendront. C'est-à-dire tous les légitimistes qui voudront convenir entre eux de faire partie du même groupe déclareront hautement que toutes les voix données à l'un d'eux seront attribuées à celui ou à ceux qui en auront obtenu le plus jusqu'à concurrence du quotient électoral.
Le quotient électoral n'est pas autre chose que le résultat de la division du nombre des suffrages de la division du nombre de suffrages par celui des députés à élire. Supposons un département dans lequel il y a 9 députés à élire et où 90.000 électeurs ont pris part au scrutin il en résulte que tout candidat ayant obtenu dix mille voix sera élu ; dix mille devient alors, dans ce département, le quotient électoral.
Les candidats s'étant groupés par opinions sinon identiques du moins analogues et ayant pris l'engagement de faire un pique-nique des suffrages donnés à chaque candidat du groupe il en résulte que chaque groupe aura autant de nominations qu'il a obtenu de fois le nombre de voix représentant le quotient électoral. On procède à la répartition des voix entre les candidats d'un même groupe par le transfert des suffrages superflus de ceux qui ont obtenu plus de dix mille voix à ceux qui ont le plus approché de ce chiffre et par le transfert de ceux qui ont obtenu le moins de suffrages à ceux qui en ont un peu plus toujours pour compléter le quotient électoral.
Pour rendre plus claire mon explication qui ne l'est peut être pas assez, je vais faire l'opération sous vos yeux : supposons que dans ce département dont je parlais tout à l'heure qui a 9 députés à nommer et où il y a eu 90.000 votants, les candidats se soient partagés, en radicaux, thiéristes, orléanistes, légitimistes, c.à.d. en quatre groupes ayant déclaré, avant le vote, que les voix données à l'un des membres du groupe profiteraient à chaque membre de ce même groupe pour atteindre le chiffre du quotient électoral.
En désignant ici les quatre groupes dont j'ai parlé plus haut par les lettres A. B. C. D. Je suppose que les candidats du groupe A aient réunis tous ensemble 30.000 voix il en résultera que ce groupe aura droit à trois nominations le quotient électoral étant de 10. 000 voix
Le groupe B ayant obtenu 20.000 voix aura droit à deux députés
Le groupe C ayant obtenu 30.000 voix aura droit à trois députés
Le groupe D ayant seulement réuni 10.000 voix n'aura qu'un député.
Dans chaque groupe on attribuera les voix des candidats qui auront plus de voix qu'il n'en faut pour être nommés aux candidats qui approchent le plus du quotient électoral et on fera le même emploi des voix insuffisantes en complétant autant de fois que cela se pourra faire le quotient électoral.
Ce travail paraît compliqué mais comme il incombe tout entier aux secrétaires qui dépouilleront le scrutin général au centre du département il n'y a pas à se préoccuper de cette apparente complication qui 'a d'ailleurs rie de bien réel...Quant à l'électeur son rôle est aussi simple que facile il vote pour un seul candidat et il vote à la commune.
Quand un député vient à manquer pour option, décès ou démission, au lieu de convoquer de nouveau les électeurs on reprend le tableau général des candidats et on désigne le remplaçant par la même opération recommencée au profit de celui qui n'ayant pas obtenu le quotient électoral en avait le plus approché. Une seule opération électorale suffit ainsi pour toute une législature.
Dans ce système simple quant à l'électeur chaque groupe d'électeur obtient une représentation proportionnelle à son importance réelle dans le pays.
C'est la justice, c'est la vérité, c'est la sincérité qui règnent là où la ruse et l'intrigue opprimaient grâce à la timidité et l'apathie de ce qu'on nomme les honnêtes gens. Voilà un volume et j'aurais peut-être mieux fait de vous envoyer celui de Naville cependant il est encore plus long et je veux le garder pour notre prochaine rencontre...Cependant si vous le vouliez vous n'auriez qu'à le dire. Si le système vous plaisait et qu'il vous convient que je le formule en articles de lui vous n'avez aussi qu'à parler et alors vous pourriez peut-être tâter nos amis réunis en conseil général afin de savoir si il entrerait dans leurs idées de porter cette pensée à l'Assemblée.
Je ne sais si l'un de nous aura parlé du comte de Juigné1 mais c'est le marquis2 qui était ici et qui en est parti tout à l'heure pour retourner chez lui. Ce matin même il avait reçu des nouvelles de son compère et ami qui lui dit que les menées bonapartistes sont plus actives et plus menaçantes qu'on ne pense. Avez-vous lu dans La Gazette de ce matin un article intitulé les papiers des Tuileries3 où Veuillot et Cochin trouveront assurément peu d'agrément4. Il est vrai que ce dernier aura pour se consoler les félicitations de M. Thiers éditées par les Débats d'après l'Officiel !!!
Merci de vote lettre arrivée ce matin puisse votre tête retrouver un peu de repos...Madame de Cast[ellane] bâtit déjà des châteaux en Espagne sur le ton moins négatif de votre lettre. Je la calme mais son cœur ne veut pas se laisser enlever l'espérance et c'est toujours si douce chose que je n'ai pas la cruauté d'insister...mais hélas le temps ne tardera pas à lui apporter votre arrêt. La table analytique est exactement arrivée et je me mettrais à l'ouvrage à mon retour de chez les Prontleroy5 où je vais demain avec la jeune marquise6. Pas de lettre d'Antoine aujourd'hui. Tous et chacun vous envoient de tendres au revoir.
Jules