CECI n'est pas EXECUTE 25 octobre 1872

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25 octobre 1872

Alfred de Falloux à Jules de Bertou

Bourg d'Iré, 25 octobre 1872

Cher ami,

je crois que les voyages ne forment pas les jeunes gens autant qu'on se plaît à le dire, car je ne m'aperçois pas que M. Thiers soit devenu meilleur depuis qu'il est revenu de Rochecotte, ni que M. le comte de Chambord soit mieux inspiré depuis qu'il est allé à Ebenzweyer1. Je pense qu'on était bien informé quand on me disait, à Angers, que la manifestation du 29 septembre n'avait manqué à Frohsdorf que faute de manifestants, et c'est probablement le discours du toast sous une autre forme. J'allais vous envoyer l'Univers d'hier, mais son article est reproduit dans l'Union de l'Ouest d'aujourd'hui ;  vous verrez qu'il se plaît à constater compendieusement le mauvais accueil fait au manifeste qu'il avait porté aux nues la veille et déclare, sans autre transition, ce grand prince impossible. Cela n'est pas plus malin que cela : M. le comte de Chambord est le roi idéal, le prince impérial sera le roi possible. Vous avez grand tort, selon moi, de me dire que tout ce travail n'aurait de valeur que si l'Univers était un journal légitimiste ; les rédacteurs ne le sont pas, mais beaucoup d'abonnés le sont, et c'est déjà un noyau considérable dans le petit nombre total auquel nous sommes réduits. Je vous le signale d'ailleurs, moins comme un péril, nous n'en sommes pas à cela près, que comme un des traits marqués de la comédie multiple à laquelle nous avons le malheur et la honte d'assister. Où est Ebenzweyer, je ne le trouve dans aucun dictionnaire ?

Marie remercie beaucoup du reproche touchant sa santé. Hélas ! C'est l'ennui de redire toujours la même chose qui la porte à n'en plus parler ; mais Rochecotte peut être bien sûr que si elle avait une bonne nouvelle à donner, c'est de ce côté-là qu'elle se dirigerait tout d'abord. J'ai commencé aujourd'hui la lecture Nesselrode, et je ne vais plus en désemparer tant que ma tête le permettra de jours de suite, j'en suis tout ébahi. Je vous remercie de vos Débats et je vous les garde comme un de nos plus tristes monuments.

Je reçois ce matin un Journal de Paris avec un fragment indiqué pour constater que les opinions indécises et intermédiaires ne sont plus de saison ; la bande était de la Marquise Antoine de Castellane2 ; je suppose donc que c'est à elle que je dois répondre, et je vous demande de lui dire que je suis enchanté de voir M. Hervé3 dans cette voie ; elle pourra demander à M. le marquis de Juigné4 le résumé de notre conversation en tiers avec Élie de Gontaut5, où j'ai soutenu que l'abstention, si la question de la République était posée à l'Assemblée, ne suffirait pas, et il qu'il fallait parler et voter contre ce qui implique nécessairement de soutenir la supériorité et la nécessité de la monarchie. Je poursuis par correspondance la même campagne, près de tous ceux qui me donnent l'occasion surtout près des membres du centre-droit. Seulement, doit-on rendre les principes solidaires, et, au besoin, victimes de toutes les exagérations ou illusions de ceux qui les professent ou même de ceux qui les représentent. Fallait-il applaudir M. de Polignac6 par crainte de manquer à la Monarchie, ou faire tous ses efforts pour en préserver la Monarchie elle-même. C'est le débat qui existe de tout temps entre les hommes monarchiques comme entre les hommes religieux. Je n'ai pas la prétention de la trancher, mais j'ai la prétention de me placer du côté que je crois le plus utile et de faire en cela preuve de fidélité et non d'abandon. Faire mieux que les autres [mot illisible] mieux par une autre voie, mais je n'en aperçois pas encore les symptômes. Mille tendresses.

Alfred

Notes

1Propriété de l'archiduc Maximilien d'Este, oncle du comte de Chambord, le château d'Ebenzweyer est situé près de Linz, en Autriche.
2Madeleine de Castellane (1847-1934), née Leclerc de Juigné, mariée le 3 avril 1866 avec le marquis Antoine de Castellane.
3Édouard Hervé est un des fondateurs du Journal de Paris. Hervé Édouard (1835-1899), journaliste et historien. Ardent défenseur des idées libérales sous l'Empire, il devient monarchiste après 1870. Ayant fondé Le Soleil, en 1873, il œuvra pour la fusion des deux branches des Bourbons et soutint le Septennat et la politique du 16 mai. En 1879, il rompt avec le parti légitimiste et se rallie au parti orléaniste dont Le Soleil deviendra l'organe. Il sera élu à l'Académie française le 11 février 1886.
4Charles Léon Ernest Le Clerc, marquis de Juigné (1825-1886), homme politique. Propriétaire du château de Juigné-sur-Sarthe (Sarthe), il était membre de l'Assemblée nationale du 8 février 1871 où il siégeait avec les légitimistes; il était inscrit à la réunion Colbert et à celle des Réservoirs. Le comte et le marquis sont cousins. Plus modéré que son cousin, le marquis est un proche de Falloux.
5Gontaut-Biron, Élie de, vicomte (1817-1890), diplomate et homme politique. S'occupant d’œuvres charitables sous l'Empire, il entra en politique après le 4 septembre, se faisant élire en 1871 représentant des Pyrénées Orientales. Siégeant à droite, il se fit inscrire aux réunions Colbert et des Réservoirs. En janvier 1876, il fut élu au Sénat dont il sera membre jusqu'en 1883. Entre-temps, il avait été nommé par Thiers ambassadeur à Berlin, poste qu'il occupa du 4 janvier à sa démission en décembre 1877. Rentré dans la vie privée en 1882, il publia quelques articles remarqués dans le Correspondant, notamment (25 octobre 1889) contre l'alliance des monarchistes et des boulangistes.
6Jules de Polignac (1780-1847) avait été le dernier chef de gouvernement de Charles X. Il n'avait pu enrayer le mouvement qui devait conduire à la révolution de Juillet 1830.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «25 octobre 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1872, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 12/01/2015