CECI n'est pas EXECUTE 9 octobre 1857

Année 1857 |

9 octobre 1857

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Bourg d'Iré, 9 octobre 1857

Cher ami,

Votre lettre reçue à l'instant même me récompense bien amplement de l'effort que j'ai dû faire pour me fixer dans la condition d'une dictée sur tant de douloureuses images. Du reste, j'accepte sans scrupule tout ce que vous me dites sur notre amitié. Soyez bien sûr que la mienne vous a été, vous est et vous sera toujours le plus tendrement et le plus inébranlablement dévoué.  

Je serai ravi de m'unir par l'ajournement de mon article à la reconnaissance que nous devons tous à Cochin et que j'ai ressentie avec la plus vive émotion. Je vous remercie très vivement aussi d'avoir dominé votre premier mouvement au sujet de l'article de Bertou. Soyez convaincus que de ce côté, vous avez quelques précautions à prendre contre vous-même et qu'entre votre inclination naturelle vers l'Angleterre et les antipathies basses ou aveugles qu'elle soulève chez les mauvais esprits, il y a un milieu dont vous ne tenez peut-être pas assez compte, et c'est dans ce milieu que j'ai la prétention de rester placé. Mme Craven, débarquant d'Angleterre me demanda si elle allait trouver beaucoup de mauvais sentiments à Paris ; je lui ai répondu non, pour les mauvais sentiments, non pour les grossièretés, mais j'ai ajouté : ne croyez pas cependant qu'on s'afflige beaucoup en France de ce qui afflige [deux mots illisibles] en France. Jusque-là je ne faisais que constater un sentiment populaire, que le Journal des débats et le Siècle constatent de leur côté parce que ceux même qui le blâment le plus ne peuvent pas songer à le nier. Je ne parlais pas en mon nom, car nous n'étions ni Mme Craven ni moi dans des dispositions qui nous permissent aucune controverse d'esprit. Maintenant, je sors des généralités, cher ami, et je vous avoue en toute simplicité en mon propre nom que je ne voudrais pas renoncer à reconnaître une leçon aussi bien pour la France que pour l'Angleterre à tout ce qui se passe d'horrible, et malgré son horreur même, dans les Indes1. Mme Craven que je n'aurais pas songé à vous dénoncer me disait dans ce même entretien ces quelques mots : « sauf le discours de Lord Palmerston relativement à l'isthme de Suez, je crois sa politique très raisonnable et très intelligente ». Pour moi, cher ami, c'est tout le contraire, je crois sa politique très coupable est très aveugle parce qu'elle est surtout très égoïste. C 'est ce qui est très souvent la politique nationale en Angleterre, c'est ce que l'Angleterre a été surtout vis-à-vis de ses colonies et démesurément vis-à-vis de l'Inde. Si on ne lui représente pas aujourd'hui, quand le fera-t-on ? Si on ne l'arrête pas entre l'heure de la défaite et celle de la représaille, où et comment faire intervenir la réflexion, l'enseignement, qui doivent profiter à l'Angleterre elle-même, à l'humanité, au christianisme. Ou prendra-t-on pour la France un avertissement plus frappant pour ce qui concerne l'Algérie où elle est loin assurément d'avoir tous les torts de l'Angleterre mais où elle est loin aussi de remplir tous les devoirs et de se donner tous les mérites de sa mission. Si jamais la franchise chrétienne a pu s'adresser aux nations, élever la voix, faire entendre un langage équitable mais sérieux ou sévère, c'est assurément aujourd'hui. L'heure du courrier me presse et je tiens à ce que ma lettre vous arrive pendant que de plus heureux que moi délibèrent sur mon article et celui de Cochin2, sous votre toit. Je n'ai donc le temps de vous développer aucune justification, mais je veux vous conjurer de peser bien mûrement, et dans les intérêts qui m'est si cher de votre action permanente sur notre pays, cette unanimité de témoignages reconnus, désormais sans équivoque par les journaux les plus sympathiques à l'Angleterre. Tous après avoir hésité plus ou moins reconnaissent qu'ils sont débordés par un sentiment européen plus fort qu'eux, sentiment qui demande compte à l'Angleterre elle-même du désastre qui la frappe si cruellement. Plus, nous autres catholiques, nous y mettrons de délicatesse de générosité, plus vous me trouverez prêt à y applaudir avec vous, mais que ce ne soit cependant pas à l'exclusion d'une étude approfondie et consciencieuse. De si grands événements ne peuvent être envoyés en vain par la Providence et plus les châtiments qu'elle déploie sont terribles, plus il nous importe d'en rechercher et d'en pénétrer le sens. Quant au Bourg d'Iré, cher ami, vous y êtes non pas invité mais imploré à perpétuité, mais vous me semblez oublier le scrutin de l'académie car je ne puis croire que vous vous en désintéressiez. M. Villemain m'a dit qu'il serait probablement fixé à la fin de novembre et que la lutte serait des plus vives. Mettez-moi bien au pied de Madame de Montalembert3 et au revoir prochain en tout cas, j'espère.

Alfred

Notes

1Lord Palmerston, premier ministre britannique est alors concentré à la révolte des Cipayes en Inde.
2L'article d'A. Cochin, « Le protestantisme et les sœurs de charité » fut publié dans le Correspondant du 25 octobre 1857. Celui d'A. de Falloux, « Rosalie (la sœur). Sa vie par le comte de Melun » fut publiée dans le Correspondant du 25 novembre 1857.
3Marie-Anne dite Anna de Monatlembert (1818-1904), née de Mérode, mariée à Charles de Montalembert en 1836.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «9 octobre 1857», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1857, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 14/09/2013