Année 1860 |
27 décembre 1860
Alfred de Falloux à Charles de Montalembert
27 décembre 1860
J'accepte de grand cœur, très cher ami, votre invitation à dîner avec le Père Lacordaire, mais je vous demande de joindre à cette invitation une prière très expresse au bon Dieu pour qu'il me mette en meilleure santé ce jour-là, et un bon conseil à nos confrères pour qu'ils fixent la séance1 dans le mois de février, infiniment plus doux que le mois de janvier. Avez-vous connaissance du discours ? On prétend que M. Guizot en est enchanté. J'y attache comme vous un prix infini et ensuit bien souvent préoccuper in petto.
Je ne sais ce que je puis vous avoir écrit sur Varsovie. J'aurais fait sans doute quelque allusion à l'un de ces faits que les journaux du matin donnent pour positifs, quitte à le démentir aussi carrément vingt-quatre heures après. Mais quant à avoir bâti un plan d'avenir, ou une espérance sérieuse sur un pareil terrain, soyez sûrs que j'en suis incapable. Je trouve seulement dans votre observation à cet égard une nouvelle occasion de vous admirer. Aucune surcharge de travail ne vous fait manquer un devoir ou à un scrupule d'exactitude, et vous relisez une lettre chaque fois que vous y répondez ! !
Soyez donc indulgents, cher ami, pour ceux qui apportent dans leur correspondance une légèreté que je n'hésite point à déclarer criminelle, en songeant que l'homme de France qui aurait le plus le droit de se l'accorder, se l'interdit.
Ma femme dont je ne veux pas laisser trop prolonger les relations avec vous à ma place, vous a-t-elle dit que nous avions pris notre parti de cet hiver-ci à Paris. Nous avons retenu, en commun avec Albert de Rességuier et ses filles, une affreuse petite maison meublée dont tous les inconvénients ont été compensés à nos yeux parce qu'Albert avait des motifs d'y tenir et parce qu'elle est située rue Saint-Dominique 49, à la porte de l'hôtel Gontaut2, de la chapelle de Madame Swetchine et de vous3. Nous nous proposons de nous y installer aux premiers jours de février.
On me termine à l'instant même la lecture de vos admirables pages sur le duc de Norfolk4, et c'est sous l'empire d'une vraie émotion que je vous en remercie, j'oserais presque dire que je vous en bénis, car, à quelque distance qu'on se sente d'un tel monde, l'émulation du bien s'allume cependant au fond du cœur à de tels exemples présentés dans un tel langage.
Au revoir, au revoir donc prochain bien cher ami, soyez convaincus sans en rabattre un atome, que sans votre présence à Paris et notre petit cercle du Correspondant, je ne sais vraiment si j'aurais eu le courage d'affronter la perspective de quatre ou cinq mois dans un atmosphère qui me devient de plus en plus horrible. Présenter mes vœux de bonne année à Madame de Montalembert5 et à tous ceux qui vous entourent et ne s'en forment pas en ce monde ni des plus sincères ni les plus ardents.
Alfred
Combien je pense souvent à Albert de Broglie ! J'en ai reçu une lettre qui m'a fait fondre en larmes, et pourtant il n' était occupé qu'à surmonter ou à adoucir l'expression de sa douleur6.