Année 1858 |
14 août 1858
Alfred de Falloux à Victor de Persigny
Bourg d'Iré, 14 août 1858
Cher ami, notre vieille et mutuelle amitié et du nombre de celles qui peuvent s'adresser brusquement un appel sans se faire précéder de préambule ou d'excuse ; je viens donc, sans autre formalité vous demander un service auquel je suis sûr de vous l'intéresser en vous disant que j'y attache un inexprimable prix de cœur. Voici avec le moins de mots que je pourrai les faits que je dois indispensablement vous faire connaître.
Une des plus nobles âmes de notre siècle, cher ami, une des existences les plus remplies de toutes les œuvres de l'intelligence de la foi, s'est éteinte à Paris les dernières. Madame Swetchine après avoir été dans la jeunesse de l'ami du comte de Maistre1, de l'empereur Alexandre2, de M. Cuvier3 et de M.de Humboldt4 a été la quasi mère du père Lacordaire, de Monsieur de Montalembert et de beaucoup d'autres. Madame la grande duchesse de Bade5, et la duchesse de Hamilton6 vous en parleraient comme moi, et lui ont voué le même culte de vénération et de regrets. Madame Swetchine, après avoir eu l'extrême bonté, l'extrême indulgence de m'aimer pendant vingt-cinq ans, m'a légué tous ses papiers. Deux puis c'est irréparable perte, c'est-à-dire depuis un an, je n'ai pas eu d'autre pensée que de recueillir tous les souvenirs qui pouvaient compléter sa vie et rendre aux hommes honnêtes à naître le bienfait dont il avait été donné à quelques uns d'entre nous de jouir. J'ai réclamé sa correspondance à ses amis ; tous me l'ont envoyée. La comtesse de Nesselrode7 avait été extrêmement liée avec Madame Swetchine durant quarante ans. Sa fille qui vous est connue, la comtesse Chreptowitch8, m'a fait remettre une partie de cette précieuse correspondance mais un fragment, le plus considérable, le plus intéressant, a été égaré par l'infidélité ou la maladresse d'un domestique. J'ai fait faire d'abord personnellement toutes les recherches qui étaient en mon pouvoir ; elles ont été infructueuses. J'ai songé alors à recourir à la police. N'ayant aucune chance d'être connu de M. Boitelle9, j'ai prié Monsieur Cochin qui avait eu des relations avec lui, de le voir et de lui fournir tous les documents de l'affaire, la comtesse Chreptowitch étant en ce moment au fond de la Russie. Cochin m'écrit ce matin même qu'il a été parfaitement accueilli de M. Boitelle, mais que certainement son attention serait mieux fixée encore sur cette affaire si elle lui était recommandée par vous. Il ne m'en a pas fallu davantage, cher ami pour que je compta se aussi sur votre appui. Veuillez donc, je vous le demande en grâce, ou écrire vous-même quelques mots à M. Boitelle, ou, si vous êtes surchargé de souci, lui faire parvenir ma lettre avec un signe de votre sympathie.
Je ne puis pas venir prés de vous en pensée, sans ajouter un mot en dehors de mon rôle de solliciteur : on me dit que vous avez définitivement acquis Chamarande10. Nous voilà donc proches voisins. Vous voilà donc sur la route d'Angers et d'Angers au Bourg d'Iré tout loueur de voiture vous amènerait en quelques heures. Ni ma femme ni moi ne bougeront avant le 1er septembre. Êtes-vous encore assez jeunes pour qu'un peu de romans puissent vous séduire. Pour mon compte je m'y laisse encore prendre de temps en temps, et rien ne me serait si doux que de vous tenir encore quelques jours ou quelques instants en tout abandon, à cœur ouvert, de vous présenter ma retraite, de pénétrer encore dans votre existence de mari et de père de famille. Vous savez que la Vendée est un sol qui ne nous tient pas pour étranger. S'il vous convenait de ne venir qu'incognito, votre secret serait respecté ; si au contraire vous aimiez un peu à visiter mon cher pays, je vous l'ouvrirai avec joie et orgueil ; si enfin Madame de Persigny11 ne consentait pas à votre absence, tout ne serait-il pas concilié si elle voulait bien partager votre excursion.
Où tout ceci va-t-il vous atteindre ? Sur terre ? Sur mer ? Ou tout proche de nous. Je ne me le suis pas demandé avant de me laisser entraîner. Que ce rêve se réalise ou non, il m'aura fait une illusion dont je lui sais bon gré et que vous ne me reprocherez pas.
A. de Falloux.