CECI n'est pas EXECUTE 26 avril 1871

1871 |

26 avril 1871

Charles de Lacombe à Alfred de Falloux

Versailles, 26 avril 1871*

Cher et bon ami,

M. de Rességuier m'a dit que vous vouliez bien songer à moi et vous plaindre affectueusement de mon silence. Vraiment vous avez raison, et pourtant vous me jugeriez bien mal si vous voyez dans ce silence quoi que ce soit qui ressemble à l'oubli. Il n'y a peut-être pas de jour où mon silence n'aille vous chercher, où ma pensée ne se reporte, et plusieurs fois, vers vous, pour vous regretter, pour vous désirer, pour déplorer votre absence ; seulement je voudrais vous écrire longuement, causer à fond de toutes choses avec vous, et chaque jour, quelque empêchement vient m'en détourner. Me voici secrétaire de la commission de décentralisation, c'est un surcroît de travail dont je sens tout le prix mais aussi tout le poids, et qui va me rendre encore plus difficile la correspondance. Au reste, vous jugez de loin les événements, et c'est souvent la meilleure condition pour les apprécier ; vous êtes faits pour y prendre part ; vous êtes hommes d'action et de décision ; vous êtes chefs de parti, d'un parti qui a besoin plus qu'aucun autre traître dirigé et qui ne l'est pas. Je sais que vous êtes souffrant et quel sacrifice c'est vous demander de vous convier à rentrer dans la lutte, mais vous n'auriez pas, tant s'en faut, à y intervenir tous les jours. Vous pourriez imprimer direction à autrui, paraître dans les grands moments et, par les conversations, susciter des initiatives ou en conjurer de malheureuses. Réfléchis-y bien, cher ami, vous êtes irremplaçable, et il me paraît difficile que vous puissiez absolument vous soustraire à un mandat, pour lequel vous n'avez pas de suppléants.

Il y a eu aujourd'hui un incident entre M. Thiers et M. de Kerdrel1, je ne le prévoyais pas et j'étais tranquillement à la bibliothèque, pendant qu'il se produisait. Je suis arrivé quand il était fini, et je n'ai guère recueilli que des expressions de regret. Je sais que vous jugez sévèrement M. Thiers ; je crois qu'en effet il a commis des fautes, et la première, c'est de n'écouter guère, quoique toujours affectueux, les représentations qu'on lui fait, même quand l'attachement le plus sincère les inspire. Mais j'ai toujours présent ce que me disait M. Berryer du regret qu'il avait eu de prêter à M. Thiers, en certaines occasions, lors de la dernière république, des vues ou des arrière-pensées que celui-ci n'avait pas. « Thiers est mobile, mais il est sincère » me répétait-il souvent. Je ne m'unis donc pas à tout ce que j'entends dire ici contre lui, et quoique regrettant, comme je le lui ai dit à lui-même, qu'ils ne tiennent pas assez compte des susceptibilités des hommes, les trouvût-il mal fondées, je comprends l'impatience que peut lui causer le langage de plusieurs, et pour vous dire toute ma pensée, je vais rarement à la réunion des Réservoirs2 ; mais quand j'y vais, je me promets presque toujours, après ce que j'ai entendu, de n'y pas retourner. C'est encore une raison pour moi de vous désirer ; la tenue d'une chambre est un programme, et il y a malheureusement dans cette majorité, si honnête, si libérale au fond et si réformatrice, une inexpérience, une frilosité d'attitude, un premier mouvement vers les partis extrêmes ou aventureux, qui ont, je le crains, écarté d'elle, dans cette assemblée, bien des éléments que d'autres allures lui eussent ralliés. Avec cela, beaucoup de conscience, beaucoup de bonne volonté, la recherche attentive du juste dans les questions si délicates qu'on lui a si précipitamment soumise. Évidemment entre vos mains et celles de M. Berryer, cette majorité eut déployé toutes ses ressources. M. Berryer n'est plus là, mais vous, il vous faut venir. Maintenant, je dois bien vous dire dans ma modeste sphère, mon attitude personnelle. Aborderais-je jamais cette redoutable tribune ? Je ne sais. Dieu me poussera, j'espère, si jamais j'y monte. En attendant, j'étudie, j'écoute, j'observe, je ne trouve pas, à vrai dire, de réunion qui réponde bien à ma pensée. Je suis venu ici comme homme d'ordre et de liberté, non comme légitimiste ; j'appartiens à un pays qui est séparé de la légitimité par des montagnes de préjugés, je n'ai jamais avoué, quoiqu'on me l'opposât sans cesse, mais jamais arboré ce drapeau devant lui ; je n'ai arboré que le drapeau de la souveraineté nationale et du gouvernement du pays par le pays. C'est aussi le seul que je veuille en ce moment suivre ici ; j'ai assisté à de petites réunions fusionnistes parce que, la république devenant impossible, j'ai toujours pensé qu'il fallait que la France, voulant une monarchie, ne fut pas au dépourvu. Mais l'accord fût-il absolument fait, je ne partage pas l'idée qu'il faille, sans autre examen, en cueillir le fruit. Je crois qu'il faut être prêt, sauf à choisir son heure, et en attendant qu'elle ait sonné, travailler, par une bonne et habile politique, à se créer des alliés. Il me semble que monarchistes ou républicains, on oublie trop ce dernier point, et qu'on se berce trop de l'idée que choses proclamée est chose conclue. C'est toujours le pays qui criait en juillet : le Rhin ! Le Rhin ! Sans s'inquiéter de savoir si on était en mesure. Mais je me laisse aller à vous entretenir, et pourtant j'aurais tant de choses à vous dire ! Combien je voudrais vous avoir là ! Je suis ici avec ma femme mes enfants, mon frère est venu me faire visite. Je ne puis vous dire assez combien il me manque ! Veuillez, cher et bon ami, offrir mes respectueux hommages à Mmes de Falloux et croyez à mon tendre, bien tendre et constance souvenir

Charles de Lacombe

*Lettre publiée dans Journal politique de Charles de Lacombe, Paris, Picard, t. I, 1907.

Notes

1Interpellant Thiers, chef du pouvoir exécutif, Audren de Kerdrel, député de la droite avait vivement protesté contre l'accusation de malveillance lancée par Thiers contre une partie de la droite. Il reprocha également vivement à d'engager l'avenir dans une forme que la volonté nationale (autrement dit la majorité conservatrice) n'avait pas consacré. Les conservateurs soupçonnaient déjà Thiers d'avoir choisi de favoriser l'instauration de la République au grand dam des députés de droite qui œuvraient pour une restauration de la monarchie.
2Réunion qui se tenait l'hôtel du même nom jusqu'au manifeste du comte de Chambord du 5 juillet 1871 et qui comprenait tous les députés de la droite.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «26 avril 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 08/02/2013