CECI n'est pas EXECUTE 6 juin 1871

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6 juin 1871

Alfred de Falloux à Charles de Lacombe

Le Bourg d'Iré, 6 juin 1871*

Mon cher ami,

Personne ne se rend mieux compte que moi de tout ce qui pèse sur M. Thiers, et si ma lettre n'avait que ma valeur personnelle, je ne m'étonnerai pas qu'il ne l'eût pas lue et certainement même je ne l'aurais point écrite ; mais elle représente pour lui des sentiments et par conséquent des votes d'un grand nombre des membres de la majorité. J'ai donc peine à croire à la sincérité de sa réponse et je vous prie très instamment de ne plus lui adresser aucune question à ce sujet, mais de lui dire, purement et simplement, que je tiens à son silence pour un assentiment au fond de ma lettre et que je l'en remercie avec la plus vive reconnaissance. Du reste, j'ai gardé copie de ma lettre et j'espère bien que je ne tarderai pas à vous la porter moi-même. Si le régime nouveau que je vais commencer me donne non pas une guérison sur laquelle je ne compte plus, mais un passager soulagement que donne quelquefois le début d'un remède, je me hâterai d'en profiter pour aller vous rejoindre.

En attendant, je vous félicite des tempêtes que vous provoquez et du triomphe de votre résistance. Il faut vivre en province comme moi pour bien sentir la portée de ce service, car nos départements, et ce sont les meilleurs, s'organisent ouvertement pour prendre la revanche de Paris. Non seulement je reproche à M. Thiers son programme, c'est-à-dire l'érection du provisoire à la hauteur d'une institution, mais je lui reproche encore davantage la façon dont il l'exécute. Non seulement M. Thiers n'organise rien, sauf l'armée de Versailles, pour laquelle assurément on ne doit pas lui marchander les action de grâces ; mais il désorganise ou laisse désorganiser beaucoup de choses de première importance : il a désorganisé la plupart de nos grandes villes par un encouragement direct aux actes et aux manifeste illégaux des conseils municipaux, il a désorganisé toute répression de la presse en abolissant la législation de l'empire sans la remplacer par une loi qui prévit à un degré quelconque tout ce qui se passe sous nos yeux. Demandez à M. Dufaure lui-même ce qu'il pense de l'état actuel de la presse démocratique, ce que lui écrivent les procureurs généraux1 et à quelle impuissance tout le monde est réduit en face de la prédication quotidienne de l'incendie et de l'assassinat comme moyen naturel de discussions entre les partis ? Le tout, en face d'une garde nationale dans laquelle l'administration Gambetta à ôté les armes aux bons bataillons sous prétexte d'armer les mobilisés et à laissé les armes aux bataillons notoirement démagogiques, situation très périlleuse qu'aucun préfet n'a encore eu l'autorisation de changer, sauf celui de Marseille.

Enfin, et c'est là mon plus gros grief, M. Thiers a fait dans l'ordre moral pire encore qu'il ne fait dans l'ordre matériel. Il est jamais monté à la tribune depuis près de deux mois sans une injure ou une dénonciation contre la majorité au profit d'une minorité dont il connaît mieux que personne l'incapacité radicale en matière d'ordre public et de gouvernement. Je ne veux pas dire par là, mon cher ami, croyez-le bien, qu'il faut traiter M. Thiers en ennemi irréconciliable. Ce serait là un aveuglement politique et même une ingratitude que je repousse de toutes mes forces ; je me borne à croire, je me borne à demander, mais je le demande avec une profonde conviction, qu'on défende M. Thiers contre lui-même, et qu'on le préserve et qu'on préserve la France de ses étranges et incontestables faiblesses. Ses fautes peuvent mériter l'indulgence au fond de nos cœurs, car elles sont entremêlées de bien rares qualités et de bien éclatants services, mais elles ne peuvent entraîner la complaisance politique, car elles ne vont à rien moins qu'à déchaîner sur tout le territoire de la France une abominable et sanglante anarchie qui serait notre dernière conviction avant le démembrement et l'asservissement définitifs sous le drapeau confondu des Bonaparte et des Prussiens.

Ma lettre relue, je m'aperçois que j'ai passé sous silence la mesure du cautionnement2 rétabli par M. Picard3. J'espère que votre commission fera mieux et plus. J'espère aussi que votre commission d'enquête est active et trouvera promptement de l'État vrai de la France un tableau qui éclairera les plus aveugles ; mais ne perdez pas de temps, surtout en face des élections qui peuvent tromper bien dangereusement votre attente si l'on marche du même pas jusqu'à l'ouverture. Je vous quitte en vous embrassant et pour aller au devant du courrier que nous attendons tous avec une extrême impatience.

Alfred.

*Lettre publiée dans Journal politique de Charles de Lacombe, Paris, Picard, t. I, 1907.

Notes

1J. Dufaure est alors ministre de la Justice.
2Il s'agit du cautionnement imposé aux journaux sous l'Empire. Supprimée le 10 octobre 1870 par le gouvernement de la Défense nationale, Picard, devenu ministre de l'Intérieur avait déposé, le 26 mai 1871, un projet de loi visant au rétablissement de cette mesure.
3Picard, Louis Joseph Ernest (1821-1877), avocat et homme politique. Élu au second tour d’une élection partielle à Paris (9 mai 1858), il rejoignit les républicains au Corps Législatif qui formaient le groupe dit des « Cinq ». Il fut réélu en 1863 et 1869. Après la chute de l’Empire, il était entré dans le gouvernement de la Défense nationale comme ministre des Finances. Élu le 8 février par le département de la Meuse, il démissionna de son poste ministériel. Ayant obtenu le ministère qu’il convoitait (Intérieur), il revint au gouvernement le 19 février. Procédant à un vaste remaniement ministériel, il combattit vigoureusement la Commune de Paris et les communes de province. Ayant démissionné (mai 1871), il fut nommé ministre de France à Bruxelles (10 novembre 1871). Partisan de Thiers, il s’inscrivit au Centre gauche. Très hostile à la politique du duc de Broglie, il contribua à sa chute. Il sera élu sénateur inamovible le 10 décembre 1875.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 juin 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 05/03/2013