CECI n'est pas EXECUTE 2 septembre 1859

Année 1859 |

2 septembre 1859

Prosper Guéranger à Alfred de Falloux

Abbaye de Solesmes1, 2 septembre 1859

Mon très cher ami, Si j'ai attaché un sens peu bienveillant pour moi au long délai qui a précédé la demande que vous voulez bien me faire au sujet de la correspondance de madame Swetchine2, c'est parce que l'article  du Correspondant m'avait donné lieu de croire à une certaine conspiration de silence à mon endroit. Je n'ai pas souvenir que M. de Juigné3 m'ait rien dit au sujet de vos projets de communication sur ce point lorsque je reçus les invitations pour la fête de Combrée4, il y a un an de cela d'ailleurs, et j'ai eu tout le temps de penser que l'on se passerait de moi. Mais croyez bien, mon cher ami, que ce n'est nullement dans un intérêt de gloriole personnelle que j'ai promis de publier quelque chose de mes lettres ; mes relations individuelles ne seront pour rien dans cette petite correspondance au public ; j'ai tenu seulement à faire connaître quelques pages où se reflète la grande âme de notre sainte amie, et cela, parce que j'ai cru de bonne foi qu'il n'y avait pas place pour moi dans la publication qui se prépare. Je persiste à penser que d'autres que moi auraient pu s'y tromper. Pouvez-vous me faire un crime de mon illusion ? Mon cher ami, je ne le pense pas. N'est-il pas évident, par votre lettre que j'ai reçue hier, que j'excite au plus haut degré votre mécontentement par les relations que j'entretiens avec l'Univers ? Je le pressentais, et dès lors quelles invraisemblances y avait-il à supposer que mon nom fut une gêne dans la biographie de Mme Swetchine ? Je regarde l'Univers comme utile, j'en conviens mais de votre côté, vous patronnez le Correspondant, vous écrivez dans cette revue. Est-elle bienveillante pour moi ? Non seulement elle a refusé de publier une lettre d'explication que je lui avais adressée, mais constamment j'y suis harcelé de coups d'épingles. Aujourd'hui ce sera le P. Lacordaire, demain M. de La Villemarqué5, après-demain M. l'abbé David6, un autre jour M. Douhaire7. Encore une fois est-il étonnant que j'ai pensé que le parti était pris, dans cette école estimable d'ailleurs à tant de titres et dans laquelle vous occupez le premier rang, d'annuler un peu plus <deux mots illisibles> que l'on trouve embarrassant ? Je l'ai pensé ainsi d'après tous les indices que je vous expose en toute simplicité ; du moins si j'ai eu tort, je l'ai eu de bonne foi. Vous me reprochez, mon cher ami, ce que vous appelez ma collaboration à l'Univers. Je vous rêve pondrai d'abord que ce journal est moins conspué que vous ne le dites. Je connais une multitude de gens qui ne sont ni des grands vicaires aboyant à des évêchés, ni des évêques avides de subventions, et qui cependant l'estiment et le soutiennent. Aucun d'eux, pas plus que moi, ne voudrait s'engager à signer tous les articles passés, présents et futurs de l'Univers mais on estime le fonds des sentiments le courage dans les questions religieuses, les services véritables rendus en grand nombre. Mais ainsi que j'ai eu occasion de le dire ce n'est pas même pour ce motif que j'ai choisi ce journal ; c'est parce que de tous les journaux catholiques il est le plus répandu. Un autre eut eu plus d'abonnés, je me serais servi de lui. Vous dites mon cher ami que le P. Félix8 ne suivrait pas mon exemple ; voilà cependant deux ans qu'il donne des conférences à l'Univers. Vous parlez du P. Gratry, je vous dirai qu'il a sollicité lui-même pour être publié dans l'Univers des articles de fond que mon confrère Dom Gardereau9 a donné sur les travaux philosophiques. Pour ce qui est de moi les lecteurs de l'Univers savent assez avec quelle indépendance je procède ; ils ont vu la rédaction de ce journal protester par une note contre tel de mes articles. Vous voyez donc, mon cher ami, que je me sers de l'Univers sans être de l'Univers.

Quant à la polémique religieuse, permettez-moi de vous dire que nous ne sommes pas au même point de vue. Le livre de M. le Prince de Broglie est rempli de tendances dangereuses ; je le combats dans l'intérêt des lecteurs catholiques. Les deux nouveaux volumes renferment encore plusieurs choses très répréhensibles si on les laissait passer beaucoup les regarderaient comme irréprochable ; ce serait un danger. Du reste cette fois je ne serais pas long.

Je ne puis comprendre l'importance que vous attachez aux termes assurément très bienveillants de la lettre romaine adressée en réponse à M. de Broglie. Le Saint-Père y loue des sentiments que je loue moi-même : le livre n'y est pour rien et la polémique encore moins. Ce n'est pas à moi qui connait les usages et le style de la cour romaine que cette lettre peut persuader autre chose que ce qu'elle contient. M. Le marquis de Juigné à son point de vue d'homme du monde en a jugé de même.

Pour ce qui regarde le P. Lacordaire veuillez bien croire, mon très cher ami que je n'ai nullement envie de relever l'attaque personnelle qu'il a lancée contre moi sans me nommer comme vous dites : il s'agit de tout autre chose. Le P. Lacordaire avait loué sans restriction un livre qui renferme des erreurs dangereuses; il était d'autant plus urgent de poursuivre l'ouvrage. Aujourd'hui,  le même P. Lacordaire renouvelle l'expression de ses sympathies pour le livre ; il en résulte un scandale dont je dois protester, non en faveur de ma personne mais au nom du principes. Ce ne sera malheureusement pas la première fois. Vous vous souvenez, je n'en doute pas, mon cher ami, de ce qui se passa dans votre salon, à Paris, en 1849, où je me vis obligé de ne pas laisser croire par mon silence que j'approuvais les énormités que le P. Laccordaire osa avancer.

Aujourd'hui tout le monde s'inquiète des personnes, et nul ne songe à la vérité ; c'est là notre mal, et d'autant plus dangereux qu'il est moins senti : on se passionne pour ou contre un journal. Nous avons bien autre chose à faire ! Je regrette que nous ne comprenions plus, vous et moi, sur ce qu'il est expédient de faire ; j'ai voulu du moins vous expliquer mes motifs de conduite, persuadé que si vous ne les goûtez pas, leur exposé aura toujours servi à vous éclairer sur ma voie. Laissez-moi, mon cher ami, demander à Dieu qu'elle devienne la vôtre, et demeurez convaincu que, comme français et comme ami de vieille date, nul ne persiste plus que moi à votre égard dans les sentiments de reconnaissance et d'attachement dont vous receviez de toutes parts l'expression en 1849.      

Notes

1Abbaye bénédictine, l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes est située à Solesmes dans la Sarthe. Ses origines remontent au XIème siècle ; elle n'est encore qu'un prieuré dépendant de l'abbaye de la Couture, au Mans. Sa renommée internationale est l’œuvre de Dom Prosper Guéranger, restaurateur depuis 1833 de l'Ordre des Bénédictins en France.
2A. de Falloux s'apprêtait à publier une biographie de Mme Swetchine (Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, Paris, A. Vaton, 2 vol. 1860) et préparait l'édition de la correspondance de Mme Swetchine.
3Leclerc de Juigné, Ernest (1825-1886), homme politique. Grand propriétaire de la Sarthe, il sera membre du conseil général de ce département en 1865, puis son représentant à l'Assemblée nationale. Légitimiste et catholique, inscrit à la réunion Colbert et à celle des Réservoirs, il siégea avec la droite. A nouveau candidat dans ce même département (circonscription de La Flèche), il sera battu par un républicain.
4Située non loin du Bourg d'Iré, la commune de Combrée abritait un collège catholique auquel Falloux, alors ministre de l'Instruction publique et des Cultes avait accordé, le 2 janvier 1849, le privilège de plein exercice. Falloux aimait à s'y rendre en compagnie de ses hôtes, pour y prononcer, à l'occasion, des discours au contenu le plus souvent politique.
5Théodore Hersart, vicomte de La Villemarqué (1815-1895), philologue, spécialiste de la culture bretonne. Auteur de très nombreux ouvrages, légitimiste et catholique, il fut un des collaborateurs du Correspondant.
6Augustin David (1812-1882), ecclésiastique. Se consacrant dans un premier temps principalement à la prédication, il avait acquis une certaine renommée dans l'exercice de ce ministère. En 1857, le compte rendu qu'il fit du livre d'Albert de Broglie, L’Église et l'Empire romain au IVe siècle fut l'occasion d'une polémique avec dom Guéranger, l'abbé David y ayant affirmé son opposition à l'ultramontanisme intransigeant et son attachement aux libertés dela société moderne. Vicaire général de Mgr Lyonnet, évêque de Valence, en 1857, il sera nommé évêque de Saint-Brieuc en 1862. Au concile Vatican I, il se joignit à la minorité inopportuniste.  
7Douhaire, Pierre-Paul (1802-1889), catholique libéral bourguignon, apparenté à Théophile Foisset, secrétaire général pendant près de trente ans du Correspondant où il assurait notamment la Chronique littéraire.
8Félix, Célestin-Joseph (1810-1891), ecclésiastique. Jésuite en 1837, il fut ordonné prêtre en 1842. Prédicateur de carême à Notre-Dame de Paris de 1853 à 1871, il fut par la suite professeur de rhétorique au séminaire de Cambrai.
9Garderau, Victor-Eugène (1806-1888), ecclésiastique. Ordonné prêtre en 1831, il fut vicaire à la cathédrale d'Angers avant d'entrer à Solesmes en 1836 et de faire sa profession en 1838. Il était prieur de Solesmes depuis 1841.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «2 septembre 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 30/03/2013