CECI n'est pas EXECUTE 11 septembre 1859

Année 1859 |

11 septembre 1859

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Angers, 11 septembre 1859

Je n'ai pu aller à Paris, très cher ami, et je réponds courrier par courrier à votre paquet que Cochin m'envoie par la poste. D'abord sachez bien que rien ne peut me tenter au-delà de l'idée d'aller vous trouver dans votre solitude et … sans cuisinière. Si je ne le fais pas, c'est que je suis sous la pression impérieuse de plusieurs obstacles dont je vous dirai plus tard le détail de vive voix et pour peu que j'entrevoie un instant de liberté, soit dans ce mois-ci, soit dans l'autre, je n'aurai rien de plus en plus pressé que vous demander si vous êtes encore en disposition de me recevoir. En attendant Mme Swetchine s'imprime1, et je n'ai plus que le temps d'échanger avec vous les explications indispensables au sujet principal qui nous préoccupe dans cette publication. Et d'abord, cher ami, je ne comprends rien au grief du P. Lacordaire, et je m'épuise en conjectures. Il faut que vous lui ayez envoyé le fragment de chapitre assez tardivement pour qu'il ait cru que je l'avais écrit postérieurement à sa lettre, tandis qu'en réalité je vous l'avais adressé huit ou quinze jours auparavant ; ou bien il faut que la poste ne lui ai pas remis ma réponse à cette même lettre de lui, réponse dans laquelle je lui disais, comme à vous, que je ne voulais pas lutter même par une insistance, son refus étant aussi général et aussi absolu. Je vais du reste lui écrire par le même courrier pour lui donner ces mêmes explications que j'ai on ne peut plus à cœur. J'ajouterai ensuite pour lui comme pour vous, que vous ne vous êtes pas rendu compte de la simplicité très naïve avec laquelle je m'en reposais sur vous deux pour ce chapitre. Vous ne vous rendez pas compte non plus de la difficulté avec laquelle je travaille et de la tentation à laquelle je me laisse aller (trop aisément, je m'en aperçois), dès que je crois pouvoir m'en décharger sur suite et meilleur que moi. J'avais donc cru inutile de vous apitoyer sur mes maux d'yeux, sur mes maux de tête, sur un récent malheur de famille et les complications d'affaires qui s'en suivent inévitablement ; enfin, cher ami, je croyais très important de bien préciser l'ordre d'idées de cette époque, comme vous le réclamez très justement, mais je croyais inutile de revenir sur un récit un peu circonstancié es détails, par conséquent je ne m'étais pas mis en quête de lecture et de documents que maintenant j'aurais bien de la peine à étudier et à digérer à temps.  Je n'en suis pas moins prêt à tous les efforts imaginables pour ne pas priver la mémoire de Mme Swetchine de la couronne sur j'avais cru voir d'avance tressée de votre propre main et de celle du P. Lacordaire. Je vais donc interrompre toute autre besogne pour refaire avec le plus sincère esprit de docilité, mais avec mon insuffisance persistante, le chapitre avec l'aide de vos notes et de celles de M. Foisset, plus la lettre du P. Lacordaire. Dès que ce chapitre sera refait, je vous le renverrai, ainsi qu'au P. Lacordaire mais alors, cher ami, pour l'amour de Mme Swetchine et par compassion pour moi, souvenez-vous bien que vous n'avez pas à lutter contre moi, ni à me convertir, mais à me renseigner et que la meilleure manière de le faire est de rédiger vous-même. Voici par exemple un échantillon : M. Foisset me met en note : Distinguer les hommes et les choses ; 1° M. de Lamennais2 ; 2° MM. de Salinis3 et Gerbet4 ; 3° M. Lacordaire et de Montalembert. Cela est très aisé à dire à M. Foisset, mais à moi qui étais alors un jeune légitimiste provincial, c'est de l'hébreu et vous m'enverrez dix fois une note semblable sans que nous avancions d'une ligne ; tandis qu'avec trois coups de crayon, M. Foisset ou vous pouvez fournir quelque chose de piquant, de lumineux pu d'utile que je serai très heureux et très fier d'endosser mais que je suis incapable de deviner. Je sais aussi peu que ce qui vous séparait de M. de Salinis à La Chesnaye que je sais bien ce qui vous séparait à Auch et à La Roche-en-Breny, grâce à Dieu ; M. Foisset à été plus explicite en d'autres endroits et vous-mêmes avez commencé à me guider un peu, nominativement dans une note curieuse sur la différence de relations de l'abbé Lamennais avec le P. Lacordaire et avec vous. Enfin, cher ami, je vais faire tout ce qui dépendra de moi pour réparer un malentendu que tout a contribué à prolonger jusqu'à votre déplorable souffrance que.j'avais apprise par Fontaine et qui m'avait fait redoubler discrétion envers vous. Je vous quitte à la hâte pour écrire au P. Lacordaire. Je vous embrasse du fond du cœur et avec la plus tendre reconnaissance pour votre franchise sans laquelle j'aurais gardé vis à vis du P. Lacordaire une apparence d'ingrate et grossière sottise dont la seule pensée me fait vraiment horreur.

A. de F.

P.S. Je pars demain pour Angers et j'y passerai vraisemblablement quelques semaines, moitié pour y reprendre un traitement d'eau froide moitié pour être à la porte de l'imprimerie, Vaton et Didier ayant adopté un excellent imprimeur à Angers. Mon adresse à Angers est : Impasse des Jacobins.

Notes

1Falloux s'apprête alors à publier son premier travail sur la correspondance de Madame Swetchine.
2Lamennais, Félicité Robert de (1782-1854), journaliste et écrivain. Il fut l'un des représentants les plus brillants de l'ultracisme et de l'ultramontanisme sous la Restauration. Son Essai sur l'indifférence en matière de religion (1817-1823) qui lui vaut une célébrité certaine est une critique très vive du protestantisme, des Lumières et de la Révolution française responsables de la montée de l'individualisme source d'indifférence religieuse. Lacordaire et Montalembert deviendront ses disciples, collaborant à son journal L'Avenir avant de rompre après sa condamnation par Rome (encyclique Mirari Vos, 1830). Ayant pris fait et cause pour la Révolution de Juillet, convaincu de la nécessité d'une séparation de l’Église et de l’État, il se rapprochera des libéraux tout en conservant un constant mépris pour l'individualisme.
3Salinis, Louis-Antoine de (1798-1861), prélat. Ordonné prêtre en 1822, il fit partie, comme son ami, l'abbé Gerbet des proches de Lamennais et avait apporté son soutien son journal L'Avenir. Proche des catholiques libéraux, il fut nommé évêque d'Amiens en 1849, grâce à l'appui de Montalembert qui le regretta compte tenu du ralliement de l'évêque au régime autoritaire de Napoléon III qui le remerciera en le nommant archevêque d'Auch en 1856.
4Gerbet, Olympe Philippe (1798-1864), prélat. Entré au séminaire de Saint-Sulpice, ordonné prêtre en 1822, il fut nommé vicaire général en 1849 par  Mgr de Salinis avant d'être élu évêque de Perpignan en 1854. Écrivain et journaliste, admirateur de Lamennais, il avait fondé aux cotés de l'abbé de Salinis, Le Mémorial catholique.  

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «11 septembre 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 30/03/2013