1873 |
21 janvier 1873
Alfred de Falloux à Jules de Bertou
Angers, 21 janvier 1873
Cher ami,
Je connais trop les insomnies pour n'avoir pas compassion de celle d'autrui, j'espère que mon télégramme sera arrivé à temps pour empêcher Madame de Castellane de se débattre toute la nuit avec le discours que Antoine [de Castellane] avait remis dans sa poche, de très bonne grâce, à la demande de l'évêque et des principaux intéressés. Si je ne l'ai pas vu à Paris et à Versailles, il faut aussi m'en imputer une grande part. Je n'ai pu aller rue de Grenelle que le jour, parce que j'ai refusé tout dîner et toute conversation du soir, afin de ménager les forces pour l'académie et pour Versailles, et ce n'est que le soir qu'on pouvait voir les députés à Paris. Je comptais sur de meilleurs chances à Versailles, mais le vendredi, Antoine guettait son Jules Simon, et m'aura de très bonne foi, ajourné au samedi. Le samedi, il a su par Albert que j'étais dans mon lit, et il a certainement craint d'aggraver ma souffrance, déjà fort aiguë, précisément parce qu'il savait bien que ma porte ne peut jamais lui être fermée. Quant au dimanche, d'abord il était à Paris, ensuite il devait me croire parti, car c'était ma résolution jusqu'au samedi soir ; mais dans cette soirée du samedi, une délibération à huis clos avec quelques-uns de nos principaux amis m'a déterminé à ne partir que lundi, pour voir M. Thiers le dimanche. L'argument déterminant qui a vaincu ma résistance est celui-ci : -Votre refus d'aller chez M. Thiers sera exploité contre les modérés par les extrêmes ; ils y verront le blâme de la commission des Trente1 ; M. Thiers, de son côté, l’interprétera dans le même sens, et vous n'aurez fait que servir à la fois contre vos vrais amis et contre vos vrais sentiments. Si vous usez, au contraire, de votre visite pour plaider la cause de la fermeté, vous rendrez peut-être un grand service, en rendant M. Thiers moins raidi, et en confirmant nos amis dans leur résistance limitée. Ce raisonnement auquel je n'avais nulle envie de résister ne vertu de mon seul agrément personnel, paraît avoir réussi. M. Thiers ne pouvait pousser plus loin l’accueil affectueux et l'apparente effusion de confiance. De mon côté, je crois avoir maintenu mon terrain aussi nettement que possible, et en définitive, M. Thiers a fini par me déclarer qu'il acceptait le système Broët2, ce qui était mettre fin à tout conflit avec les Trente3. C'est là-dessus que je suis parti, c'est à dire sur une réconciliation qui paraissait sérieuse de part et d'autre, et dont la retraite de Jules Simon est probablement un gage à cette heure-ci. Je suis bien fatigué et je vous quitte en vous laissant deviner tout le reste, y compris mes tendresses.
Alfred