CECI n'est pas EXECUTE Madame Swetchine - Œuvres de Charité

Madame Swetchine et son salon |

Madame Swetchine - Œuvres de Charité

                                      

Madame Swetchine

A son retour d'Angleterre, Falloux avait rejoint ses parents au Bourg d'Iré, avant de repartir avec eux à Paris pour y passer l'hiver. Cette année-là, il fut introduit dans le salon de Mme Swetchine, née Sophie Soïmonot. D'origine russe et orthodoxe, membre d’une famille habituée de la cour impériale, Mme Swetchine s'était convertie au catholicisme, en 1815, à l'âge de trente-trois ans. En révolte contre la décision du tsar Alexandre Ier de proscrire les Jésuites de Russie, elle avait fait aveu public de sa nouvelle foi. Tombé en disgrâce auprès de l'Empereur, son mari, le général Swetchine, avait choisi de s'éloigner de son pays. Tous deux avaient alors pris le chemin de la France où Mme Swetchine était chaudement recommandée par le comte Joseph de Maistre: «Bientôt, écrivit le comte à son ami de Bonald, vous verrez à Paris une dame russe que je vous recommande spécialement. Vous n'aurez jamais vu plus de morale, d'esprit et d'instruction réunis à tant de bonté1.» Le couple avait séjourné moins de six mois en France avant de revenir en Russie, le général estimant que sa présence était nécessaire pour déjouer les intrigues de ses ennemis à la cour. Mais rien n'y fit, l'Empereur lui témoignant toujours la même défiance. A la fin de l'automne 1818, ils étaient revenus à Paris avec la ferme intention de s'y établir sinon définitivement, du moins de manière très prolongée.

Depuis 1826, ils occupaient un hôtel particulier de la rue Saint-Dominique où Mme Swetchine avait ouvert un salon qui allait très rapidement devenir l'un des plus importants de la capitale. Elle le voulait différent des autres salons parisiens. Souhaitant qu'on vienne y échanger des idées sur la religion comme sur la politique, sur la mode comme sur le théâtre ou la littérature, elle entendait limiter son rôle à calmer les débats. Chateaubriand venait y lire quelques fragments de ses Mémoires. On y rencontrait également le baron de Bonald, Abel de Rémusat, Ballanche et Cuvier ou encore A. de Tocqueville, Lamartine, le baron d'Eckstein et l'abbé de Genoude. Les plus hautes personnalités du monde ecclésiastique, Mgr Lambruschini, le nonce et Mgr de Quélen, archevêque de Paris, comptaient également parmi les habitués. Désirant que l'Eglise acquière une véritable indépendance vis-à-vis de l’État, elle n'épargnait pas ses efforts pour que règne la concorde entre les catholiques, en particulier entre tous ceux qui participaient activement aux combats de l’Église

 C'est, à n'en pas douter, auprès de celle que Sainte-Beuve surnommera «la fille cadette de Saint Augustin», que Falloux approfondira ses réflexions sur le catholicisme. C'est aussi dans son salon qu'il prendra peu à peu quelques distances avec les tenants d'un légitimisme intransigeant. Esprit tolérant, bien que profondément monarchique, Mme Swetchine était plus que réservée à l’égard de tout ce qui pouvait tendre vers le pouvoir absolu. Ne confiait-elle pas à son amie la comtesse de Nesselrode, au lendemain des journées de juillet 1830: «La légitimité est un principe admirable, mais enfin il n'est qu'une partie de l'ordre et ne saurait tenir s'il est isolé2.» Affable, instruite et spirituelle, elle était d'un physique plutôt  disgracieux. L'abbé Guéranger, qui fit également partie du cercle des intimes du salon, raconte ainsi sa première entrevue, le 16 avril 1833, avec Mme Swetchine: «Je me trouvai en face d'une femme de cinquante ans, d'une taille courte, avec assez d'embonpoint, d'un visage étranger, louche de regard, aux mouvements un peu brusques, le tout tempéré d'une distinction rare, avec une expression de douceur et de bonté qu'on rencontre rarement au même degré3.»   

 A l'époque où Falloux fit sa connaissance, deux catholiques au nom déjà connu du public, Montalembert et Lacordaire, fréquentaient régulièrement son salon. Montalembert y avait été introduit en 1831, au moment où débutait sa collaboration à L'Avenir, le journal de Lamennais4. Quant à Lacordaire, c'est après la condamnation de ce journal par Grégoire XVI  qu'il avait rendu visite pour la première fois à Mme Swetchine5. C'est au domicile de Lamennais, le 12 novembre 1830, que les deux hommes s'étaient rencontrés. De ce moment date leur profonde amitié. Fascinés par Lamennais. que son Essai sur l'Indifférence en Matière de religion (1817) avait rendu célèbre6, tous deux avaient été intégrés à l'équipe rédactionnelle de L'Avenir. Dés sa première parution, en octobre 1830, le journal, qui portait en épigraphe les mots «Dieu et la liberté» avait repris les idées les plus radicales de Lamennais. La liberté, sous toutes ses formes, était revendiquée: liberté religieuse (séparation de l'Eglise et de l'Etat), liberté de l'enseignement, liberté de presse, d'association et de suffrage (suffrage universel). Ces idées heurtèrent, on le sait, une grande partie du haut-clergé. Le journal eut à subir de vives attaques de la part des feuilles légitimistes ou gallicanes (L'Ami du clergé). Des évêques en prohibèrent la lecture dans leur diocèse, d'autres, comme Mgr d'Astros, exigèrent sa condamnation. Le 25 novembre 1831, L'Avenir annonçait qu'il cessait de paraître tant que le pape ne se serait pas prononcé. Un mois plus tard, Lamennais et ses deux disciples se rendaient à Rome pour demander au pape de les recevoir. Arrivés le 30 décembre, ils devront attendre plus de deux mois, ce qui n'était pas du meilleur augure, avant de se voir accorder une audience. Se gardant de toute condamnation explicite, Grégoire XVI s'était montré d'une réserve des plus froides. Pour Lacordaire l'équivoque n'était plus possible; ce silence réprobateur valait condamnation. Dès le lendemain, il rentrait en France, après avoir tenté de convaincre Montalembert de le suivre. Mais celui-ci avait refusé d'abandonner Lamennais, persuadé, comme lui, que tout espoir n'était pas perdu. Montalembert ne quittera la ville sainte que le 9 juillet après avoir vainement tout tenté pour obtenir une approbation. Peu après, le 15 août 1832,  l'encyclique Mirari Vos était publiée: les thèses de L'Avenir y étaient condamnées sans appel. Montalembert et Lacordaire avaient aussitôt acceptés de se soumettre.

Plus tardive, la soumission de Lamennais fut, on le sait, plus formelle que réelle. Ne voulant plus désormais s'occuper des affaires de l'Eglise, il devait peu après renoncer à son sacerdoce. Le prophète et polémiste catholique allait ainsi faire place au militant des idées démocratiques. Lamennais continuera malgré tout d'identifier démocratie et christianisme.

 La tentative que représentait L'Avenir de concilier l'Eglise et la société moderne avait donc avorté. La mort du journal marquait le premier coup d'arrêt du catholicisme libéral. Montalembert, plus encore que Lacordaire, fut profondément affecté par cet échec, d'autant que l'estime et la confiance qui le liaient à Lamennais étaient très forts. C'est au moment où Montalembert venait tout juste de rompre les derniers liens qui l'unissaient encore à Lamennais que Falloux le rencontra chez Mme Swetchine. Il se montra impressionné. Guère plus âgé que lui, Montalembert était déjà un homme expérimenté. Outre son expérience de journaliste, il était, depuis le 22 juin 1831, membre de la Chambre des Pairs7. Si le règlement exigeait des pairs qu'ils aient trente ans pour avoir voix délibérative, le droit de parole ne leur était pas interdit et Montalembert savait déjà en user avec brio8. Issu, comme lui, d'une famille légitimiste, Montalembert avait pourtant très tôt refusé de lier sa cause à celle des Bourbons. Il savait gré à la Monarchie de Juillet d'avoir mis fin à l'alliance du trône et de l'autel. Sans être devenu un orléaniste inconditionnel, il avait rompu définitivement avec ses origines légitimistes et s'était rapproché du régime. Falloux ne pouvait comprendre qu'on puisse ainsi dissocier les intérêts religieux des intérêts politiques: «Le débat entre nous n'était qu'une question de mesure, je lui disais souvent: la conscience religieuse et la conscience politique ne peuvent pas demeurer à perpétuité sans contact, sans relation l'une avec l'autre; elles sont faites pour vivre ensemble et pour s'éclairer mutuellement dans la société comme dans l'individu9.» La question politique était de toute façon secondaire aux yeux de Montalembert, faisant partie des vérités contingentes contrairement à la religion qui ressortissait de la catégorie de l'absolu. Comme lorsqu'il était aux côtés de Lamennais, la réconciliation de l'Eglise et de la liberté restait sa préoccupation première.

De huit ans son aîné, moins exalté et plus lucide que son ami, l'abbé Lacordaire exerçait une véritable séduction auprès de Falloux.  Pourtant, bien peu de choses les rapprochaient. Né dans une famille bourgeoise qui s'était rangée dans l'opposition libérale sous la Restauration, l'abbé était plus acquis aux idées démocratiques que Montalembert. Falloux semblait alors se satisfaire du fait qu'aucun lien ne l'attachait à l'une ou l'autre des deux branches de la famille royale. Quoi qu'il en soit, l'admiration qu'il lui vouait était sans borne. Lacordaire en fut lui-même très étonné: «Savez-vous, écrit-il à Mme Swetchine, qu'Alfred de Falloux  vient de m'écrire une lettre à presque me tourner l'esprit. Peu s'en faut qu'il ne m'aime autant que le duc de Bordeaux10.» Au cours des deux voyages qu'il effectua, en 1838 et 1839, pour rendre visite à son frère, prêtre au Saint-Siège, Falloux ne manqua pas de s'arrêter à Viterbe où l'abbé, qui venait d'entrer dans l'Ordre de Saint-Dominique, faisait son noviciat, au couvent de La Quercia11.

 C'est également dans ce salon qu'il se lia avec Dom Guéranger, ancien mennaisien, lui aussi. En 1833, l'abbé avait ressuscité l'ordre des Bénédictins, à Solesmes, dans la Sarthe. Leurs premiers rapports datent de 1835. Chaleureuses durant plusieurs années, leurs relations vont peu à peu s'espacer par la suite, sans jamais toutefois disparaître.

  Comme en témoigne leur correspondance, les liens entre Mme Swetchine et Falloux vont très vite se renforcer. Le 10 août 1837, Falloux lui écrivait: «...Madame, savez-vous que j'ai grande envie de me plaindre de vous et de vous redemander toutes les illusions dans lesquelles vous m'avez laissé vivre depuis trois semaines. Pourquoi avez-vous permis à François de La Bouillerie de m'annoncer que vous viendriez à Solesmes et chez sa mère? Pourquoi ai-je dû croire au rendez-vous qu'il m'offrait? Pourquoi ai-je rêvé tous les moyens possibles, même l'enlèvement, de vous amener jusqu'au Bourg d'Iré et d'y réunir tous ceux que vous auriez aimé y rencontrer au-devant de vous? Si l'on accordait des dommages intérêts à l'imagination et si les désenchantements se plaidaient en cour d'assises comme une banqueroute, quelle terrible action j'aurais à exercer contre vous...12» Quelques mois plus tard, c'est une véritable déclaration d'amitié qu'il lui adressa : «....mon avenir ne peut pas plus se détacher de vous que mon passé, et après vous avoir aimée de la plus profonde reconnaissance, je vous aime avec tout l'égoïsme de la plus impérieuse nécessité13

Voyage en Russie

C'est dans le salon de la rue Saint Dominique, fréquenté par de nombreux aristocrates russes, que Falloux conçut et prépara son voyage au pays des tsars. Pour cimenter l'amitié qu'elle venait de faire naître entre Falloux et François de la Bouillerie, Mme Swetchine leur suggéra de partir ensemble. De caractère différent - plus frivole, soucieux de succès mondains - François de la Bouillerie est alors un poète14. Ayant le même âge, originaires de la même province, fidèles au même roi, tous deux avaient envie de découvrir d'autres mondes.

Après avoir acheté une solide calèche, les deux amis s'étaient assurés les services d'un courrier ayant une bonne connaissance de l'Europe orientale. Ils quittèrent la France au début du printemps 1836. L'attrait pour la patrie de Mme Swetchine était-il le seul mobile de ce périple? Rien n'est moins sûr si l'on en croit certains contemporains. Charles X ayant refusé d'abdiquer, les deux voyageurs s’apprêtaient, semble-t-il, à commettre, avec d'autres légitimistes, un acte des plus incongrus et des plus aventureux: enlever son jeune héritier. Le comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche y fait allusion dans son journal: «On vient de recevoir ici la nouvelle de l'arrivée des prince (d'Orléans15) à Berlin et de la manière amicale dont ils ont été reçu par le roi de Prusse et toute sa famille.....Dans ce voyage, l'empressement avec lequel on a reçu  les princes à Berlin est un coup de foudre pour le parti carliste, c'est une véritable tuile qui lui tombe sur la tête, au moment où  il travaillait à l’exécution d'un grand projet dont, tout absurde qu'il fût, il se promettait de grands résultats: il ne s'agissait de rien moins que d'enlever le duc de Bordeaux à Prague, de le transporter à Saint-Pétersbourg et de le faire entrer au service de la Russie. Les plus zélés ajoutaient qu'un tel honneur ne serait accordé à l'empereur Nicolas que sous certaines conditions  imposées par le parti carliste. Se sont mis à la tête de cette entreprise MM. de Fitz-James, de Jumilhac, un jeune La Bouillerie et Alfred de Falloux. Ce dernier est, parmi ces jeunes gens, celui qui a le plus de sens commun, et je m'étonne de le trouver dans cette aventure. Ce grand secret devait être nécessairement divulgué; aussi ceux qui le détenaient avaient à peine franchi la frontière que le gouvernement fut instruit de leur pitoyable projet. M. Thiers a eu la naïveté de s'en émouvoir: on l'a entendu se lamenter, on l'a vu appeler à l'aide tous les ambassadeurs, faire jouer les télégraphes, enfin en perdre la tête de peur. Il est vrai que cet émoi n'a pas duré et qu'on a fini par rire de ce dont on s'était alarmé. Quant aux carlistes, ils en seront pour leurs frais et pour le ridicule qu'ils jettent par cette expédition sur leur parti16

Ce projet rocambolesque n'était pas du goût de la vieille garde du parti qui n'admettait pas que l'on traite aussi légèrement les principes: il ne pouvait y avoir d'autre roi que Charles X. Informé de l'affaire, le duc de Blacas avait dépêché Hyde de Neuville auprès du roi afin de le prévenir et d'organiser la résistance. Le projet avait dés lors très peu de chances d'aboutir d'autant que le jeune duc de Bordeaux souffrait d'une langueur d'adolescence17.    

Dans sa chronique, la duchesse de Dino évoque également cette folle entreprise18. Elle cite les noms des personnes qui y auraient été impliqués. Mais ni Falloux, ni son compagnon de route ne figurent sur sa liste. Sans doute est-ce parce que, à la différence du comte Apponyi, ces deux noms lui étaient alors encore inconnus.

Toujours est-il qu'après une halte importante à Berlin, nos deux aventuriers atteignirent Saint-Petersbourg. Ils y séjourneront plusieurs jours, avant de repartir pour Moscou. La ville déçut Falloux, même si elle demeurait «le vrai foyer de la chaleur nationale19.» L'Empereur Nicolas Ier lui parût être «un despote dans la plus haute acception de ce mot20.» Reçu par le comte et la comtesse de Nesselrode, des amis de Mme Swetchine, il put constater à quel point le comte tenait, dans l'entourage du tsar, un rôle comparable à celui du prince de Metternich en Autriche. Loin de souhaiter l'émancipation des paysans, l'aristocratie russe semblait malgré tout le prévoir et s'y préparait. A ce titre, Falloux la jugea, ce qui ne manque pas de surprendre, plus éclairée et moins rétrograde que la noblesse française de l'Ancien régime: «Quel douloureux retour sur l'aristocratie française m'était suggéré, quand je voyais qu'elle aurait pu agir à temps et sur elle-même au dix-huitième siècle, comme l'aristocratie russe se disposait à le faire au dix-neuvième21

Pour leur retour vers la France, Falloux et son ami avaient prévu de passer par la Pologne, puis de gagner Kirchberg, où résidait alors Charles X. Cette visite le laissera des plus perplexes: «....Quand même on perdrait avec l'expérience un peu de l'impatience, de l'espoir ou quelques illusions, le Radshin22 (sic) n'en n'est pas moins le temple qui recèle le mystère de notre avenir. M. le duc de Bordeaux est le mot d'une grande énigme. Nous saurons donc par lui quels sont les desseins du Ciel sur nous, si les temps qui nous sont réservés doivent se rattacher aux traditions du passé, aux vieilles gloires de notre ancienne patrie, ou si nous sommes définitivement jetés à jamais sans ancre et sans boussole sur un océan inconnu. Toutes les destinées de ce siècle doivent se résumer sur cette tête-là ou s'abîmer avec elle...23

Falloux rentra en France par Strasbourg. Il y rencontra une nouvelle fois Persigny qui se précipita vers lui la mine réjouie, l'invitant à se joindre au pot qu'il offrait à ses amis dans un hôtel de la ville. Sans même se douter de l'événement que Persigny voulait fêter, Falloux déclina l'invitation. Persigny insista: «Mais vous ne savez pas de quoi il s'agit, et comme vous avez été obligeant pour moi, je vous le dirai. Nous faisons l'Empire. - La vérité! - Vous ne me croyez pas. Vous verrez. L'Empire napoléonien sera reconstitué. Vous serez un de ses ministres, et c'est moi qui vous remettrai votre portefeuille24.» S'excusant de nouveau, Falloux s'éloigna, souriant des projets que le zélé partisan de Louis Napoléon venait de lui révéler. Le lendemain, 30 octobre, alors qu'il était en route pour Paris, éclata l'affaire de Strasbourg au cours de laquelle Louis-Napoléon et ses partisans tentèrent de soulever la garnison de la ville. Cette «ébouriffade» de Strasbourg, comme se plaira à la nommer la duchesse de Dino, se termina, on le sait, par un fiasco. Le prince fut embarqué sur le premier navire à destination de l'Amérique. Afin de mieux étouffer l'affaire, Louis-Philippe avait préféré l'exil au procès.     

Œuvres de charité

Pressé de retrouver son Anjou, Falloux ne s'attarda guère à Paris qu'il quitta en compagnie de son ami Rodolphe Apponyi, le fils de l'ambassadeur d'Autriche à Paris. Tous deux vont rester quelques semaines au Bourg d'Iré avant de faire un petit périple à Nantes. Peu après, Falloux retourna à Paris. Il était alors décidé à s’engager, avec l'aide de Mme Swetchine et d'A. de Rességuier, dans ce qu'il jugeait une vie «sérieuse». De six ans son cadet, A. de Rességuier allait devenir son ami le plus cher. Il était le fils du comte Jules de Rességuier, «un poète charmant, et plus élevé encore par la noblesse de caractère que par celle du talent25.» Les Rességuier tenaient un salon très littéraire où apparaissaient de temps à autre d'illustres poètes romantiques tels Lamartine ou V. Hugo.

Tout en continuant de fréquenter les salons parisiens, Falloux se livrait à des activités moins futiles. C'est en effet à cette époque qu'il contribua, aux côtés d'A. de Melun, à l'essor des œuvres de charité: «Tantôt initiateur, tantôt initié, je m'associai, dans les œuvres parisiennes, à la plupart de mes amis. Paul et A. de Rességuier, Camille d'Orglandes, Alexandre de Lambel, Sigismond de Mirepoix, Eleuthère de Girardin et beaucoup d'autres, tous membres déjà des conférences de Saint Vincent de Paul, s’enrôlèrent dans l’œuvre des Amis de l'enfance. On se réunissait une fois par semaine chez son fondateur, Adrien Cramail, place Saint Germain l'Auxerrois; c'est là que M. de Melun conçut l'œuvre plus étendue des apprentis et nous recruta pour nous disperser dans tous les quartiers de Paris.26

Nés au château de Brumetz, dans l’Aisne, Armand de Melun et son frère jumeau Anatole étaient issus d'une famille totalement dévouée aux Bourbons. Comme il s’en explique dans ses Mémoires, A. de Melun n’était pas un légitimiste inconditionnel: «La raison, d'accord avec les impressions de mon enfance, m'attachait à la légitimité mais je n'en faisais ni un dogme ni un principe de morale....27». Alors que son frère s'orientera rapidement vers la carrière militaire, A. de Melun, va longuement balancer entre la prêtrise et la finance. C’est finalement à l’action philanthropique qu’il choisira de consacrer sa vie et ses revenus à. Paradoxalement, c’est par la vie des salons, celui de la duchesse de Rauzan et surtout de Mme Swetchine, qu'il fut amené à s'occuper du problème ouvrier: « Je portais dans le monde des salons les idées qui m’occupaient, et j’en avais fait un auxiliaire pour mes œuvres; c’est là que je recrutais mes quêteuses et aussi des dames de bonne volonté pour chanter dans mes concerts...Les salons étaient devenus une sorte de succursale de mon bureau de charité, et de cette manière je ne perdais jamais mon temps en allant dans le monde, puisque c’était là que je trouvais mes appuis et mes ressources28. » Au cours de l'hiver 1837-1838, l'émigrée russe le mit en contact avec la sœur Rosalie, fille de la Charité, qui œuvrait au cœur du quartier populaire de la rue Mouffetard où elle s'était installée29. Il entra peu après au comité directeur de la Société des Amis de l'Enfance, puis en 1839 à la Société de Saint Vincent de Paul fondée quelques années plus tôt par F. Ozanam. Il prendra vite conscience des insuffisances de la charité traditionnelle et de la nécessité de coordonner tous les efforts. En 1843, il envisagera de fonder une vaste organisation sociale au sein de laquelle une association de maîtres chrétiens patronnerait les apprentis groupés eux-mêmes dans une «Œuvre des apprentis»  tandis que les ouvriers s'inscriraient à la Société de Saint François Xavier. Melun partageait alors l'idée très répandue dans les milieux légitimistes de la nécessité de reconstituer des corporations. Il évoluera peu à peu vers une conception différente, jugeant que seule une intervention de l’État permettrait réellement d'améliorer la condition des ouvriers, soit directement, soit  par une aide aux œuvres de charité. Un an plus tard, Melun se préoccupa aussi du placement des ouvriers. Puis il créa successivement une revue, les Annales de la charité (1845) et une société, la Société d'économie charitable (1845).  

Falloux se montrera toujours très attentif aux entreprises de son ami. Entre deux voyages en Europe, il s'y associait à sa manière, donnant notamment des conférences à l’Œuvre de Saint-François-Xavier. A l'origine essentiellement religieuse et destinée aux milieux ouvriers, l’Œuvre avait pris peu à peu un caractère social, se transformant en société de secours mutuel et d'éducation populaire. C'est dans les réunions que l'Œuvre organisait généralement dans les églises que Falloux, aux côtés de Lacordaire et du P. Ravignan, va parfaire ses talents d'orateur.

Notes

1Falloux, A. , Mme Swetchine, sa vie et ses œuvres, Paris, 1860, T.I., p. 205.
2Rouet de Journel, M.-J. Une russe catholique, Paris, 1953, p. 239
3P. Delatte, Dom Guéranger, Paris, 1909,  rééd. 1984, p. 110
4Rouet, op. cit., p. 247
5Rouet, Ibid. p. 257
6Rappelons que Lamennais plaidait pour une séparation de l'Eglise et de l'Etat et exaltait le rôle du pape aux dépens des évêques.
7Décédé le 22 juin 1831, le père de Montalembert était pair de France.
8Notons toutefois que selon Lecanuet, Montalembert ne prit une part active aux délibérations de la chambre haute qu'après son mariage (août 1836). Son premier discours, dirigé contre les lois répressives sur la presse date néanmoins du 8 septembre 1835, E. Lecanuet, Montalembert, vol 1.  
9Falloux, Mémoires d'un royaliste, T.I, p. 177
10Correspondance de Lacordaire avec Mme Swetchine (publiée par A. de Falloux), lettre du 22 septembre 1844.
11Falloux écrit à Mme Swetchine: "Quelques-uns de ses cheveux ont blanchi, mais son visage reste toujours aussi gracieusement jeune et le costume blanc lui sied à merveille", Rouet de Journel,  Madame Swetchine et le comte de Falloux, Etudes, oct. 1957, p. 53-71.
12Ibid.
13Ibid. Lettre du 3 janvier 1838.
14Moins de deux ans plus tard, François de la Bouillerie se décida, au cours d'un voyage à Rome, à entrer dans la prêtrise. Voir plus loin. Après 1848, la brouille s'installe progressivement et définitivement entre les deux hommes.  Ne partageant pas le libéralisme catholique de Falloux, l'abbé deviendra un allié de L'Univers et du catholicisme intransigeant. Au concile du Vatican, il sera un des premiers à se rallier à l'infaillibilité pontificale.   
15Des projets de mariage pour les ducs d'Orléans étaient à l'origine de ce voyage.
16Apponyi, Journal, 20 mai 1836
17Dans sa chronique du 14 mai 1836, la Revue des deux mondes parle de cette affaire disant que les jeunes légitimistes avaient l'intention d'installer le duc de Bordeaux en Suisse afin d'être plus près du théâtre des événements.
18Dans sa chronique du 13 avril 1836, la duchesse de Dino écrit "Il y a un grand départ pour Prague de MM Hyde de Neuville, de Jumilhac, de Cossé, Jacques de Fitz-James, de Montbreton, allant demander M. le duc de Bordeaux à Charles X, et, sur son refus, décidés à l'enlever; se flattant du concours du jeune Prince, voulant l'établir en Suisse, l'y faire élever et le rapprocher ainsi, de toutes manières, de la France; ce projet, fort peu sensé en lui-même, est rendue plus absurde encore par les vanteries qui l'ont précédé et le bruit qu'on en  a fait. Un autre projet, dont la police  est informée, c'est celui d'enlever un des jeunes princes de la famille royale ici et de le garder pour otage. Le Ministre de l'Intérieur en est assez en émoi". Voir Duchesse de Dino, Chronique de 1831 à 1862, Paris, Plon, vol. 2
19Falloux, Mémoires d'un royaliste, op. cit. p. 122
20Ibid.
21Ibid. p. 123
22Il s'agit du château de Hradschin à Prague où réside la famille royale. Voir chapitre précédent.
23Lettre à Rességuier, 27 avril 1836, citée par R. Rancoeur, Falloux de 1835 à 1848, Colloque. Le Ier juin 1836, la duchesse de Dino écrit dans son chronique: "Les jeunes Messieurs français qui étaient allés à Prague sont revenus; ils y sont restés fort peu. Ce qui les a frappés le plus, c'est l'atmosphère d'ennui au milieu de laquelle on doit y vivre. Ils ont trouvé un très bon visage au duc de Bordeaux, mais la taille peu agréable, l'esprit peu développé, comme celui d'un enfant élevé au milieu de vieillards" T. 2.
24Marmier, Journal. t. I. p. 205
25Falloux, Mémoires d’un royaliste, t.I, p. 160
26Ibid, p. 186
27Mémoires du vicomte Armand de Melun, revus et remis en ordre par le comte Le Camus, Paris, Ancienne librairie religieuse H. Oudin, J. Leday et Cie successeurs, 1891, 2 vol., t. I, p.
28 Ibid.
29Duroselle, Le catholicisme social, p. 212

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Madame Swetchine - Œuvres de Charité», correspondance-falloux [En ligne], Madame Swetchine et son salon, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE d'ALFRED DE FALLOUX,mis à jour le : 09/05/2013