Année 1862 |
22 décembre 1862
Charles de Montalembert à Alfred de Falloux
La Roche-en-Breny1, 22 décembre 1862*
Très cher ami, votre article2 est charmant, irréprochable et étonnant ; je n'y trouve pas un mot (sauf les fautes d'impression) à changer. Je ne sais si vous avez jamais été mieux inspiré. Je ne crains pour vous qu'un trop grand succès. Je ne voudrais pas qu'on s'armât de votre exemple et de votre autorité pour établir que l'homme n'a rien de mieux à faire ici-bas que de cultiver ses choux et d'engraisser ses bœufs. Libéral impénitent, je me défie de ces libéraux d'aujourd'hui, qui nous vantent et nous accordent la liberté de la boucherie, de la boulangerie et toutes les variétés du libre-échange en guise d'institutions politiques.
Je ne suis qu'à moitié converti par vos sages et spirituels discours sur l'inutilité de tout effort, de toute protestation contre la nouvelle phase de sécurité servile et de complaisance intéressée, ou l'avènement de M. Drouyn de Lhuys3 a fait tomber la question romaine mais comme, parmi ces trois ou quatre laïcs, que vous définissez si bien, inégalement éreintés mais également bâillonnés, il n'y a absolument que vous qui puissiez faire cette protestation avec quelque autorité, je me résigne tant bien que mal à me mettre à couvert sous votre silence. Je regrette toujours que vous ne vous laissiez pas entraîner à Rome. Hélas ! Je sais bien que vous y obtiendrez très peu de choses. Mais je conserve je ne sais quelle sotte confiance dans la puissance du triste et intrépide regard dont parle Bossuet.
Je suis revenu de Paris avec l'impression fort triste sur les défaites et l’impuissance croissante des anciens partis. Tout le monde y était occupé du succès incontestable obtenu par l'empereur avec son boulevard, son discours et son Richard-Lenoir4 ; puis des fêtes de Compiègne, où ce César quinquagénaire5 avait figuré comme le berger d'une troupe de jolies femmes, déguisées en brebis et bêlant à qui mieux mieux, bê, bê, bê, pendant que les élégants du lieu avec deux ou trois de nos confrères à leur tête, couraient après ces beautés en aboyant comme des loups : Woux, Woux, Woux ! Outre le vénérable X6, il y avait là Octave Feuillet, notre Octave Feuillet7, lequel faisait des petits quatrains en l'honneur de l'impératrice8. Notez que tout ce monde a été nourri et abreuvé de la conviction que la révolution française a été l'expiation nécessaire des pompes de Louis XIV et des frivolités de Marie Antoinette. - Personne ne m'a parlé d'élections politiques. Mais, depuis mon retour ici, on m'a écrit qu'il était question de ma candidature à Toulouse. J'ai vu deux lettres de M. Delpech9, doyen de la faculté de droit de cette ville, qui s'exprimait en termes fort honorables pour moi, mais semblait douter que les légitimistes voulussent prendre part aux élections. Dites-moi, quand vous en aurez la force, si vous croyez que je ferais bien de prendre au sérieux une velléité de ce genre, dans ce pays qui a été si longtemps représenté par le duc de Valmy10.
Quant à l'académie, Madame de Boigne prêche la candidature de l'empereur à la place du chancelier, et j'ai trouvé le bon Dufaure sérieusement préoccupé de cette rivalité. Quant à la place de M. Biot11, M. Guizot et Albert de Broglie m'ont tous les deux beaucoup prêché en faveur de Littré12. Ils disent que le P. Gratry serait certainement battu s'il se présentait contre Littré et qu'il faut épargner à l'académie et à la religion cet affront. S'il y avait une troisième place vacante (Viennet13 est très malade), alors ils porteraient le P. Gratry.
Adieu, mon très cher, vous savez si je vous aime et à quel point.
P.S. - je viens de relire votre article et je trouve encore plus charmant qu'à la première lecture. Donnez-nous-en bien vite d'autres du même genre ; ce sera le cri unanime. Madame de Falloux, qui vous lira cette lettre, voudra bien y trouver pour elle l'hommage plus affectueux.
*Lettre publiée par Victor Bucaille, Pages choisies de Montalembert avec Lettres inédites. Introduction par Georges Goyau, Paris, Librairie Lecoffre, 1920, 342 p.