CECI n'est pas EXECUTE 24 mai 1846

Année 1846 |

24 mai 1846

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

Notre-Dame de Chalais1, 24 mai 1846*

Mon cher ami,

J'ai lu l'article que vous m'avez envoyé, et je vous en dirai ma pensée très librement. La question que vous y traitez est peut-être la plus importante et la plus difficile qui soit au monde, aujourd'hui du moins, et il ne me parait pas que votre travail réponde, en étendue, en lucidité, et en profondeur, au sujet dont il s'agit.La propagation de l’erreur religieuse est-elle, de sa nature, justiciable des lois humaines ?A supposer qu'elle le fût, de sa nature, n'y a-t-il pas plus d'inconvénients que d'avantages à la réprimer ainsi ?Si elle ne l'est pas, de sa nature, n'y a-t-il jamais lieu de la réprimer civilement par voie de pure défense contre l'oppression dont elle accable la vérité ?A quel titre l’Église, de concert avec l’État, a-t-elle réprimé la propagation de l'erreur religieuse ? Était-ce en vertu d'un droit absolu , ou en vertu des circonstances transitoires où se trouvait la société ?L'union de toutes les forces sociales, divines et humaines, pour le maintien et la propagation de la vérité, est-il l'ordre vrai en soi, et la liberté religieuse n'est-elle qu'un ordre vrai relativement aux temps et aux lieux : ou bien est-ce l'inverse ?La liberté religieuse est-elle un progrès sur le passé, ou une transition vers une nouvelle unité sociale ?Cette nouvelle unité sociale, en cas qu'elle se réalisât, procéderait-elle à la répression de l'erreur comme le bas-empire, le moyen-âge, et l'âge moderne jusqu'en 1789 ?Faut-il blâmer l’Église dans le passé, ou la louer, ou simplement la justifier ?Voilà, mon cher et noble ami, la série de questions qu'il serait nécessaire d'examiner pour arriver à votre but. Vous voyez que c'est la matière d'un livre et de dix ans de travaux. Et encore, après dix ans de travaux, il est probable que le théologien, le philosophe et le politique s'arrêteraient tout court, effrayés de leur tâche. C'est qu'en effet, les éléments d'une solution intégrale nous manquent encore. Tout le passé de l'humanité a été gouverné par l'union de toutes les forces sociales, religieuses et civiles ; partout et toujours, la propagation des nouveautés religieuses a été civilement réprimée, et le principe contraire ne prévaut en Amérique et dans une partie de l'Europe que depuis environ cinquante ans. L'expérience n'est donc pas faite ; nul ne peut dire ce qui sortira du régime nouveau, le bonheur ou le malheur du genre humain, le règne de la vérité ou de l'erreur, la ruine universelle ou le salut général, ou bien encore un État mélangé de bien et de mal, ou la part du bien ne sera pas pire que dans le passé.Deux choses sont aujourd'hui déjà visibles et certaines. Premièrement, l'union des forces sociales, divines et humaines, en faveur de la vérité catholique,, n'a pas empêché le schisme et l'hérésie de prévaloir en Orient et dans une partie de l'Occident. Le pouvoir énorme qui en est résulté pour l’Église y a introduit une foule d'abus qui ont enfin amené le protestantisme, et, dans les pays restés fidèles, l'oppression de l’Église par l'État.Deuxièmement, partout où l'ancien un ordre subsiste, l'église est opprimée, avis, impuissante ; là où l'ordre nouveau, c'est-à-dire la liberté civile et religieuse, a été introduit, l’Église gagne du terrain, se relève, se fortifie, même au milieu d'une foule de circonstances accessoires très malheureuses. Dans cet état, il faut, ce me semble, éviter, avec soin de vanter le passé comme l'archétype absolu du bien, tâcher seulement de l'expliquer, et accepter sincèrement l'ordre actuel, en s'en rapportant à cet ordre même pour les modifications que l'expérience y apportera. Or, votre travail ne se maintient pas exactement dans cette ligne; sa marche est embarrassée, sa conclusion obscure, et quiconque le lira vous croira aisément le défenseur d'un état de choses qui a péri, et contre lequel tout ce que nous voyons est une réaction. Rien n'égale l'horreur des générations modernes pour l'idée de violence en matière de foi religieuse; c'est peut-être de tous les instincts du siècle actuel le plus vivace, le plus profond, le plus susceptible. Le règne du prêtre est exécré; on n'accepte en lui qu'un homme de foi, qui propose sa foi et l'inculque par persuasion. Aussi n'ai-je jamais voulu traiter du passé quand l'expliquant par la nécessité des circonstances, le besoin de se défendre des tyrannies de l'erreur, et l'empire des traditions universelles sous le rapport dont il s'agit.Dites-moi, mon cher ami, ce que je dois faire après cela de votre article. Si vous ne me répondez rien, je l'enverrai à Madame Swetchine par la première occasion qui se présentera.Me voici à Chalais pour tout l'été, et je vous écris par le plus beau soleil de montagne qu'il soit possible de voir. Diverses raisons m'ont fait renoncer au voyage de Liège, malgré l'invitation que j'avais reçue de m'y rendre pour le jubilé séculaire commémoratif de l'institution de la Fête-Dieu. Je souhaite désormais passer tous les étés à Chalais, au milieu de mes frères.Je désire bien sincèrement votre succès aux élections bien plus pour nous que pour vous ; car la vie publique est amère et pleine d'écueils.Je vous renouvelle, mon cher ami, l'expression de mes sentiments les plus sincèrement affectueux et dévoués.

Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.

*Lettre publiée dans Le Correspondant du 25 mai 1911.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «24 mai 1846», correspondance-falloux [En ligne], Monarchie de Juillet, Années 1837-1848, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1846,mis à jour le : 13/02/2014