CECI n'est pas EXECUTE 12 avril 1870

Année 1870 |

12 avril 1870

Alfred de Falloux à Couvreux (abbé)

12 avril 1870, Bourg d'Iré

Cher Monsieur l'abbé,

J'ai reçu toutes vos très intéressantes lettres, même celles qui ne m'étaient point adressées. Je reçois tout à l'heure quelques mots de l'illustre ami dont l'indulgence et l'affection me sont d'autant plus précieuses que mon cœur est plus brisé.je ne puis malheureusement traiter par la poste ce qui touche aux personnes, mais je vous répète une assurance qui vous aura déjà été donnée par Antoine [de Castellane] et par sa mère1 : c'est que mon zèle et mon sentiment du danger n'ont pas négligé le moindre effort. Ne me jugez pas, ni quelques-uns de nos amis non plus, d'après l'événement. La France est le pays du monde où l'esprit public a le plus de vivacité et le moins d'ensemble ; chacun sait jouer avec un certain éclat de son propre instrument, mais on ne sait point se grouper et se discipliner en orchestre.c'est ce qui fait qu'en politique un gouvernement peut se faire illusion jusqu'au jour où les mécontentements, qui n'ont pas su se manifester avec une puissance suffisamment imposante pour se faire respecter, éclate en révolution et brise tout ; c'est ce qui fait qu'en religion on entend de tous côtés aujourd'hui prononcer des paroles d'irritation, d'indignation, de révolte même, et que ceux qui crient le plus fort ne songeraient jamais à un recours calme et ferme près du pape auprès du concile et s'ébahiraient à la proposition qu'il en serait faite. L'Allemagne et la Hongrie, d'après ce que je vois dans tous les journaux, paraissent beaucoup plus soulevées que la France2 et cependant je ne suis pas sûr qu'il en soit ainsi en réalité ; car le langage que j'ai entendu sur mon chemin et à Paris fait trembler pour l'avenir et un avenir très prochain.

Je reviens donc forcément, cher Monsieur l'abbé, à une assertion que ma plume vous a déjà plusieurs fois tracées : le concile ne sera sauvé que par le concile, c'est-à-dire par l'attention que les évêques prêteront bon gré, malgré, à la clameur des âmes et par l'assistance toute miséricordieuse et toute voyante du Saint-Esprit. Cela ne m'empêchera pas de parler et d'agir, comme je l'ai fait en toute occasion jusqu'ici, dans la très étroite sphère où il m'est permis de me mouvoir. M. de Banneville3 emporte m'a-t-on dit, des instructions et les dépêches qui pourraient suffire pour éclairer, si l'on ne préfère pas donner créance aux rêveries tellement insensées du nonce4 qu'on se demande si elles peuvent être de bonne foi,même avec toute incapacité admise ? Pour mon compte, je vais envoyer à M. du Boys5 le tableau très succinct, d'une situation que j'ai étudiée avec le plus grand soin et que je veux traduire avec la fidélité la plus scrupuleuse.

Je ne vous l'adresse pas à vous, ni à personne autour de vous, afin qu'ils ne contiennent que ce que M. du Boys pourra communiquer ou faire publier sous toute forme qu'il jugera utile. Soyez bien convaincus que je me place plutôt en deçà qu'au-delà de la vérité dans mes conjectures les plus affligeantes. Mille amitiés bien vraies et bien respectueuses.

Alfred

 

2Plusieurs prélats de ces deux pays firent partie de la minorité du concile hostile à la proclamation de l'infaillibilité pontificale.

3Banneville, Gaston Robert Morin, marquis de (1818-1881), diplomate. Il était ambassadeur de France à Rome depuis novembre 1868.

4Mgr Chigi, Flavio (1811-1883), nonce à Paris depuis 1861. Ordonné prêtre à Lisbonne en 1835, il avait nommé évêque de Faro en 1863, puis évêque de Lisbonne en 1871. Créé cardinal au consistoire du 22 décembre 1873, il participera au conclave de 1878. Il n'était pas considéré comme étant très favorable aux catholiques libéraux.

5Boÿs Albert du (1804-1889), magistrat et historien. Nommé conseiller auditeur à la Cour en juin 1825, il avait démissionné au lendemain de la révolution de Juillet après avoir refusé de prêter serment à Louis-Philippe. Collaborateur du Correspondant, il se consacra dés lors à d'importants travaux historiques, à des études de législation criminelle et de philosophie du droit. Il s'était retiré dans son château de La Combe de Lancey, en Isère, où son ami Mgr Dupanloup venait régulièrement lui rendre visite.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «12 avril 1870», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1870,mis à jour le : 08/08/2022