Année 1870 |
11 juin 1870
Alfred de Falloux à Pauline de Castellane
11 juin 1870
Chère Madame,
Je suis de plus en plus condamné à une cruelle économie de mon écriture. Je me repose souvent sur Bertou auprès de vous et aujourd'hui sur vous auprès de lui. J'ai remercié directement Antoine [de Castellane] de l'envoi du Journal de Murat, et l'ai très vivement félicité de son discours qui, à une seule réserve près, est charmant. Je tiens sa nomination pour accomplie1, et c'est maintenant du côté sérieux de ce succès qu'il aura à s'en occuper.
Je garde à Bertou sa lettre de Rome et j'en attends la suite avec la même anxiété que vous. La raison ne peut s'expliquer de tels actes de démence et la foi ne sait comment excuser le murmure de la raison. Heureusement il est permis d'obéir sans comprendre. C'est un refuge pour le salut, c'est un repos pour l'âme, mais c'est bien difficilement une consolation pour nos derniers jours ! Pour moi, je m'attache d'autant plus au travail de Mme Swetchine2 et aux testaments réunis du P. Lacordaire et de Montalembert. Les énergumènes passeront, les violents s'useront et les hommages impérissables reviendront à ces grandes mémoires qui ont pressenti, préparé et glorifié l'alliance chrétienne de la religion et de la liberté. En attendant, dom Guéranger n'a point répondu au P. Gratry3, et l'Univers, en s'abstinant à n'en citer qu'un fragment dérisoire, avoue la défaite d'un de ses plus chers patrons. J'ai commencé hier au soir la nouvelle traduction de St Jérôme par l'abbé Lagrange4. Vous voyez, chère Madame, que je fais tout ce que je puis pour vivre le moins possible dans le présent. Mais vous, vous n'êtes point du présent, puisque je n'ai pas de plus chère ambition que de me retrouver à vos pieds, dans l'avenir éternel.
Alfred
P. S. Votre bonne lettre, chère Madame, arrive au départ d'Hervé. La petite maladie de Marguerite touche à son terme et les voyageuses croient pouvoir partir dans deux ou trois jours.
1Candidat dans le canton de Marcenat (Cantal) lors élections cantonales du 12 juin 1870, Antoine de Castellane sera effectivement élu. Fondateur, en 1889, de L’Électeur du Cantal, il rachètera peu après Le Journal de Murat.
2Falloux continuait la publication de la correspondance de Mme Swetchine.
3Voir lettre de Falloux à l'abbé Couvreux du 7 février 1870.
4Lagrange, François (1827-1895), abbé. Ordonné prêtre en 1855, il était, depuis 1860 vicaire général d'Orléans. Nommé évêque de Chartres en 1889, il était proche de Mgr Dupanloup auquel il consacrera une biographie (Vie de Mgr Dupanloup, Paris, Poussièlgue, 1883-1884, 2 vol. Il venait de publier Lettres choisies de Saint Jérôme, Paris, Poussielgue, 1870, 464 p.
