CECI n'est pas EXECUTE 20 novembre 1880

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20 novembre 1880

Charles Conestabile à Alfred de Falloux

Pérouse, 28 novembre 1880

Monsieur le comte,

Je reçois à l'instant votre aimable lettre ici, où je me suis attardé cette année pour des affaires de famille. J'avais également reçu la lettre précédente à laquelle vous faites allusion, et j'avais reconnu la haute justice de l'opinion exprimée par vous au sujet de la timidité de la politique pontificale. Aujourd'hui on a fait un pas en avant, mais il a fallu pour cela que les provocations (je ne trouve pas d'autres mots) de la presse ultramontaine à la suite de la déclaration des ordres religieux, dépassassent toute mesure. Je crains fort que cet acte d'énergie ne soit pas confirmé. Malheureusement le gouvernement français marche dans une voie, qui laisse peu de place aux esprits modérés. Je recevais hier de Rome une lettre d'un prélat qui jouit de la confiance de Léon XIII, et j'ai trouvé cette phrase : « Il est malaisé de diriger et de régler et surtout de modérer le zèle de nos amis, lorsque les ennemis nous serrent de cyprès, et lorsque la mêlée est devenue si violente. »

J'avais déjà acquis par plusieurs indices la conviction de la vénalité de la plupart des journaux religieux. Je m'aperçois que je ne m'étais pas trompé. En Italie c'est un peu la même chose, et l'existence d'innombrables petites feuilles légitimistes qui soutiennent la cause des anciens princes dépossédés, et qui n'ont d'ailleurs qu'un nombre minime d'abonnés s'explique uniquement de la même manière. Seulement leur influence est purement imaginaire car en Italie il n'y a plus qu'une question vivante, c'est celle du pape, les autres sont mortes et bien mortes, et je ne vois pas de de possibilité de les ressusciter.

C'est pourquoi je suis heureux, très heureux, Monsieur le comte, d'avoir votre avis sur cette question capitale de la nécessité de séparer plutôt de distinguer avec le pape la cause du Saint-Siège de la cause des légitimistes, et je crois en effet qu'on peut le faire résolument et clairement. Le travail que j'ai déjà commencé sur cette question ne pourra guère paraître que le 10 janvier, car j'ai dû l'interrompre, il y a quelques jours, à la suite d'une lettre du cardinal Manning1 qui m’annonçait que l'éditeur de la revue anglaise The Nineteenth Century aurait désiré avoir quelques articles de moi sur les questions italiennes, et il m'a semblé utile de ne point renoncer à cette tribune qui m'était offerte, d'autant plus qu'en Angleterre on peut parler avec une entière liberté. L'article pour le Correspondant sera donc prêt vers Noël, et ce sera surtout à votre appréciation que je confierai ce travail.

Vous êtes du moins heureux d'avoir obtenu en France une parole de Rome qui relève le courage des hommes sages et modérés.en Italie la question du pouvoir temporel prime tout ; on ne s'occupe pas des autres questions dans le camp catholique ; les biens de propagande sont saisis, les universités sont en proie à l'athéisme et au matérialisme, le clergé ne se recrute plus grâce à la loi inexorable sur la conscription, l'enseignement du catéchisme est supprimé dans les écoles , peu importe, ce n'est pas à cela que doivent penser les vrais catholiques, ils doivent penser que le pape est privé de son pouvoir temporel ; mais ils doivent s'en tenir là et s'ils se disposent à agir ils font preuve de témérité, car on a répondu non expedit. Un maître philosophe, Monsieur Auguste Comte, l'auteur d'un livre magnifique sur L'Harmonie des choses, qui soutient le spiritualisme catholique à l'Institut des Études Supérieures de Florence, malgré les persécutions de ses collègues matérialistes et les antipathies gouvernementales me disait, il y a quelques jours : «Si on disait non licet, je m'inclinerais car devant les décrets de l'autorité religieuse, je suis comme un enfant devant son maître ; mais lorsqu'on me dit non expedit, c'est-à-dire : il n'est pas opportun de travailler à l'amélioration de nos lois et de nos écoles, je me demande si vraiment à Rome, on est juge de l'opportunité politique, lorsque l'histoire des dernières années démontre qu'on n'a jamais su saisir au Vatican les opportunités les plus favorables. Tant que ce jugement demeure, on ne pourra rien faire car les autorités ecclésiastiques ne reconnaissent aucun mouvement, et il faut se borner à travailler sur le terrain des élections municipales, bien que les quelques avantages obtenus sur ce terrain la soient à la merci du gouvernement qui peut effacer d'un trait de plume ce qui a été obtenu si péniblement.

Je m'aperçois que l'intérêt que je porte aux affaires de mon pays m'entraîne sur un sujet qui demanderait de longs développements. Je prends la liberté de vous adresser l'extrait d'un travail paru dans la Rassegna Nazionale de Florence du mois d'octobre, où j'ai taché de montrer que notre œuvre sur le terrain municipal deviendrait stérile, si on ne prenait. Place à la fin sur le terrain politique.j'ai dû user de la plus grande prudence et d'une réserve qui pourra paraître excessive car autrement j'aurais été fulminé par la plupart de nos journaux catholiques.

Mais il est un autre sujet fort douloureux dont on ne peut parler, s'il on est bon catholique, sans frémir de douleur, c'est l'audace de ceux qui s'efforcent chaque jour et chaque instant d'exercer une pression sur le Saint-Siège, en faisant jouer le spectre de la diminution du denier de Saint-Pierre. Les partisans de l'ancienne politique le disent hautement et clairement avec un cynisme révoltant. Longtemps j'ai fermé les yeux pour ne pas voir mais aujourd'hui l'évidence est écrasante, et comme cette pression a surtout pour but de maintenir dans un état de violence les rapports entre le Saint-Siège et le gouvernement italien, il est clair que les discours du pape à ce sujet perdent une grande partie de leur autorité,bien que pour ma part je repousse avec horreur l'idée que cette pression puisse réellement obtenir des résultats importants. Il y a là un danger qui avec le temps doit faire réfléchir. Je n'en ai jamais écrit à personne, mais votre bienveillance presque paternelle pour moi m'a dicté cette confiance.

N'y a-t-il point quelque espérance de vous voir à Rome cet hiver ? Pour ma part j'espérais pouvoir aller en France, et je n'aurai pas manqué de me rendre à l'invitation charmante que vous aviez bien voulu me faire, car il me tarde beaucoup de pouvoir causer à cœur ouvert avec vous de tant de questions sur lesquelles j'aimerais à recevoir les appréciations de votre haute expérience et de votre lumineuse perspicacité.

Veuillez agréer, Monsieur le comte, l'hommage de mon respectueux et affectueux dévouement.

Charles Conestabile

1Manning, Henry Edward (1808-1892), ecclésiastique anglais. Il avait été converti au catholicisme lors d'un séjour à Rome en 1850. De retour en Angleterre en 1854, il devint prévôt du chapitre de Westminster, et y fut nommé archevêque en 1865. Il fut un des plus ardents défenseurs du pouvoir temporel du pape. Il avait été créé cardinal en 1875.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 novembre 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1880,mis à jour le : 15/04/2015