CECI n'est pas EXECUTE 5 février 1874

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5 février 1874

Alfred de Falloux à Pauline de Castellane

Bourg d'Iré, 5 février 1874

Chère Madame

Le mieux continu, quoique avec de petites alternatives que M. Letort1 déclare inévitables, et qui jettent cependant Marie [de Falloux] dans des alarmes qui ajoutent beaucoup à sa fatigue. L'âge de notre chère malade2 ne permet donc pas de revenir aux saignées ou aux remèdes trop énergiques, le docteur croit que nous devons compter sur trois semaines ou un mois avant que Madame de Caradeuc3 puisse sortir même de sa chambre. Je n'ose donc me flater du dédommagement séduisant que m'offrait hier le petit mot de Bertou, et je le transporte à Paris, où je serai certainement obligé de retourner pour plusieurs détails du travail Cochin4. Croyez bien, chère Madame, que vous m'aiderez beaucoup à trouver et à persuader autour de moi que ce voyage est indispensable.

Je vais donc aborder maintenant le factum politique que je vous annonce pompeusement depuis quelques courriers. Je n'ai pas dissimulé, dans l'une de mes lettres de Paris, que le diapason de Rochecotte passait pour un des plus violents, et si vos deux interlocuteurs et vous me permettent de le dire des plus déraisonnables, Mme Anisson5 elle-même n'y contredisant pas, malgré la vive tendresse dont son témoignage est toujours accompagné. S'il ne s'agissait pour vous que d'un sfogo inoffensif, croyez bien que je ne m'aviserai pas de vous poursuivre ainsi ; je crois que l'intérêt d'Antoine [de Castellane] y est fort engagé. Vous vous rappelez peut-être que j'avais l'audace, durant mon dernier séjour, de l'appeler un écureuil politique ; sa tendance à cette époque était pour les noisettes chevau-légers6. Au 19 novembre, il a paru fort tenté par celle de Raoul-Duval7, et, tout en s'en étant éloigné, sur les villes observations de plusieurs amis, pparmi lesquels vous devez compter Janicot8, il garde néanmoins une assez forte antipathie pour le duc de Broglie, et le moindre piège tendu à ce sentiment réussirait très vite. Si en même temps vous donnez à votre salon de Paris une teinte marquée d'opposition, Antoine se sentira fortifié et usera des armes que vous lui donnerez, non pour rester là ou vous vous arrêterez vous-même, mais pour aller beaucoup plus loin et probablement dans une tout autre direction que celle que vous préféreriez. Voilà, chers Madame, mon premier point, que je n'appellerais pas le moins important, puisqu'il s'agit d'Antoine, qui gagne en réputation de talent et de travail, mais qui aurait perdu plutôt que gagné du côté de la fixité et de la solidité des vues. Mon second point va porter maintenant sur la justice et la vérité auxquelles vous ne refusez jamais vos égards.

La vérité et la justice interdisent absolument de dire et de croire que le centre droit n'ait pas apporté le plus incontestable loyauté et le zèle le plus respectueux dans les négociations avec M. le Cte de Chambord, sentiments bien méritoires puisqu'ils n'étaient pas ceux de son goût, et bien méritoirement continués par son silence ou ses trois anodines réponses en face des incessants et grossiers outrages de l'Union. Je vous affirme cela, cher Madame, en irrécusable connaissance de cause, et je défie les trois chers Rochecottins de trouver un mot ou un fait avéré qui me démentent. Quant au Cte de Chambord, faites vous raconter par d'autres que moi et par qui vous voudrez, dans le nombre des gens exactement informés des détails du voyage de ce malheureux prince à Versailles, et vous serez forcé de vous avouer à vous-même que la conscience ne permet pas de jeter son propre pays dans les derniers abîmes pour un homme qui jette de la porcelaine par les fenêtres et va ensuite regarder sur le pavé en s'écriant ébahi : « C'est drôle, tout est cassé ! La France qui n'a jamais eu de salut que par la monarchie ne peut avoir désormais de monarchie que par la constitution d'une régence ou par l'abdication de Monsieur le Cte de Chambord.

Tout ce qui peut l'entretenir dans l'illusion contraire, nous tue et ne le sauvera pas. J'ose donc vous supplier d'y réfléchir profondément, et de prendre au moins une courageuse résolution dans votre langage, si vous ne pouvez pas l'imposer complètement à votre esprit. Je vous supplie de ne pas vous faire compter parmi les grands égarés ou les grands coupables qui travestissent aujourd'hui le dévouement monarchique qui était avant tout patriotique en un perpétuel et cynique complot contre la patrie elle-même.

Ceci vous étant dit, chère Madame, je me relève pour retourner à mon métier de garde malade. Au revoir, au revoir, malgré tout, je l'espère.

A. de F.

P.S. Ne me répondez pas et contentez-vous de me lire sérieusement.

1Médecin de la famille.

2Madame de Caradeuc, mère de Marie de Falloux.

3Emilie-Marie-Charlotte de Caradeuc, née de Martel (1801-1882), belle-mère d'Alfred de Falloux.

4Falloux s'apprêtait à publier une biographie de son ami Augustin Cochin, Vie d'Augustin Cochin.

5Anisson-Duperron, Marie Marguerite née Guenifey (1835-1903) épouse de Roger-Léon (1829-1908) ; issu d'une famille de hauts fonctionnaires et d'hommes politiques, il est député légitimiste (Seine-Maritime) à l'Assemblée nationale.

6Nom donné aux légitimistes inconditionnels du comte de Chambord parce qu'ils avaient pris l'habitude de se réunir Impasse des chevau-légers, à Versailles.

7Raoul-Duval, Edgar (1832-1887), magistrat et homme politique. Substitut du procureur impérial à Nantes en 1856, il fut ensuite avocat général à Angers, à Bordeaux puis à Nantes. Candidat bonapartiste, il sera élu député en juillet 1874, lors d'une élection partielle de Seine-Inférieure, et réélu dans l'Eure en 1876.

8Janicot Gustave (1830-1910), journaliste français. Secrétaire de Genoude puis de Lourdoueix, rédacteur, puis directeur de la Gazette de France.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «5 février 1874», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1874,mis à jour le : 12/06/2015