1877 |
28 décembre 1877
Alfred de Falloux à Jules de Bertou
28 décembre 1877
Cher ami, c'est encore une nouvelle tristesse dont je dois vous entretenir aujourd'hui, tout en ne vous l'apprenant pas. J'ai été, hier matin, à ce petit château que vous connaissez en face de la Lussière, pour y voir arriver dans son cerceuil une jeune fille de 19 ans qui avait déjà conquis une affection attestée par des larmes universelles. Heureusement, du moins, le père ni le grand-père n'y étaient pas : l'un avait été retenu à Rennes près de Mad. de Nétumières1 ; - l'autre à Angers. Le premier mouvement de Mad. de Caradeuc avait été de venir avec moi, mais Lloyde était parvenue à l'en dissuader et était restée à la garder. Rien n'a été plus douloureux et plus touchant que cette cérémonie. Ernest de Charnacé2 y avait amené ses 78 ans appuyés sur son petit-fils3 qui paraît le soigner très affectueusement. Sa santé et son aspect sont étonnants ! Dites-le à Amédée [d'Andigné]4 quand vous le reverrez, en y joignant les plus tendres souvenirs du Bourg d'Iré. Mad. de Caradeuc a été très sensible à votre lettre et va me donner tout-à-l'heure l'adresse de Louis de Trédern5, que je ne connais plus, depuis qu'on lui a fait vendre l'hôtel du Boberil auquel il tenait beaucoup.
A mesure que les lettres ou les passants arrivent de Paris, on comprend mieux les causes efficaces de la dernière évolution du Maréchal [Mac Mahon]6. Il n'en ressort pas que ce soit un grand homme, mais la compassion redouble, car il est évident que tout le monde s'est plu à le placer dans une situation inextricable. La droite voulait absolument des engagements pour le roi7, et c'est un sénateur même qui me disait très naïvement avant-hier : « les Bonapartistes ne restaient pas en arrière, et les princes d'Orléans, qui ne tiennent point à se dissimuler derrière MM. Pasquier et Bocher8, parlaient, agissaient et menaçaient dans le sens le plus opposé. » Contre trois9, que voulait-on que fit un simple honnête homme ? Mourir n'est pas à la portée de tout le monde ; un beau désespoir pas davantage ! On a pris alors le parti que vous voyez. C'est la dixième édition d'un chapitre toujours le même que nous reverrons encore en 1880, si nous vivons jusque-là, et qui probablement à cette date trempera de nouveau bien des espérances. En attendant, je ne vous répète pas mes vœux ni pour la France ni pour vous, vous les connaissez aussi bien les uns que les autres – mais je vous embrasse de tout cœur.
Alfred
Le Cte de Trédern, rue Baudrairie [Rennes].
1Hay des Nétumières, Françoise Isidore (1834-1910), née de Montbourcher du Bordage, veuve de Charles Exupère (1804-1870).
2Charles Guy Joseph Ernest de Girard de Charnacé (1800-1884), ancien officier des hussards de la garde royale.
3Daniel de Girard de Charnacé (1851-1942).
4Andigné, Amédée Marie Alexandre (1822-1889).
5Trédern, Louis, Désiré, Bonaventure de (1805-1883), militaire et homme politique. Lieutenant d'artillerie, il démissionna et devint conseiller municipal de Rennes et entra aux côtés d'Audren de Kerdrel à la rédaction du Journal de Rennes. Élu de l'Ille-et-Vilaine à l'Assemblée constituante en 1848, il vota avec la droite. Il ne sera pas réélu par la suite.
6La victoire des républicains aux élections d'octobre 1877 ayant provoqué la démission du gouvernement de Broglie, le Maréchal Mac Mahon, après quelques hésitations, refusa de suivre les conseils de ceux qui le pressaient de dissoudre l'assemblée et dans un message au Sénat le 14 décembre 1877, reconnût la prépondérance du Parlement : « La Constitution de 1875 a fondé une République parlementaire en établissant mon irresponsabilité ».
8Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.
9Falloux déplore ici l'attitude des trois courants conservateurs, légitimistes, orléanistes et bonapartistes.
