CECI n'est pas EXECUTE 5 août 1879

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5 août 1879

Charles Conestabile à Alfred de Falloux

Perugia1, 5 août 1879

Monsieur le comte,

j'ai eu le plaisir de voir, il y a quelques jours, M. Lavedan à Rome2, et j'ai appris par lui tous les titres que vous avez à ma gratitude en raison des paroles très bienveillantes pour moi que vous avez eu la bonté de prononcer devant le comité du Correspondant. Je tiens à vous en exprimer aussitôt ma reconnaissance, et tous mes efforts tendront à me montrer digne de la sympathie que vous me témoignez et dont je suis si fier. J'espère que M. Lavedan, qui a rapporté une impression si favorable de la longue entrevue dont il a été honoré par le Saint-Père3, pourra contribuer à dissiper certaines craintes assez justifiées produites en France par l'audace renaissante du parti violent4. Si je ne me trompe, depuis quelque temps les violences ont diminué, et le nouveau nonce5 sera certainement porteur d'intention favorable à l'apaisement des esprits. C'est pourquoi, ainsi que je le disais à M. Lavedan, il serait essentiel qu'il se trouve de suite entouré par les prévenances des catholiques modérés et intelligents, qui pourraient lui créer un milieu dans lequel le représentant du Saint-Siège serait à l'abri des conseils ou plutôt des pressions qu'exercent sur lui les emportés. D'ailleurs les tendances du successeur de Mgr Meglia6 seront plutôt du côté des hommes sages que des imprudents. L'auditeur, Mgr Ferrari7, dit-on, a l'esprit très sensé et très versé dans les sciences ecclésiastiques : il complétera sous ce rapport Mgr Czacki. Je pense d'ailleurs qu'il faut attendre de voir ce dernier à l'œuvre, avant de se montrer trop assuré du succès qu'il pourra obtenir dans la mission difficile à laquelle il a été appelé.

En Italie la situation faite aux catholiques est toujours fort incertaine. D'une part la révolution poursuit son chemin avec vigueur et rapidité : tant que le dernier débris du pouvoir civil des papes était encore debout, on disait qu'une fois ce dernier débris renversé, on donnerait à la papauté et aux catholiques liberté pleine et entière. Aujourd'hui, les révolutionnaires ont démasqué leur but suprême : c'est au pouvoir spirituel qu'on en veut et on élève des générations sans foi, afin que le pouvoir spirituel n'ait plus de sujets en Italie. Lorsque cette jeunesse incroyante et hostile sera devenue la majorité de la nation, quel pourrait être le point d'appui du pouvoir temporel ressuscité ? Sans doute les catholiques étrangers pourraient servir de défenseur au Pape. Mais c'est là une situation précaire, et on ne peut concevoir un souverain qui a besoin de troupes étrangères pour se défendre contre ses propres sujets. Le but poursuivi par les conservateurs catholiques serait donc d'entrer dans la vie publique pour empêcher qu'on déchristianise l'Italie ; c'est là le plus pressé, et sur ce terrain là les catholiques peuvent faire beaucoup ; les succès considérables remportés cette année aux élections administratives par les catholiques sont d'heureux symptômes pour l'avenir. Mais l'action des catholiques ne pourra être efficace que le jour où elle se portera sur le terrain législatif et parlementaire. Lors même qu'ils ne seraient qu'une minorité, ils seraient à la chambre une position considérable car le pays est fatigué des hommes qui le gouvernent depuis 20 ans, et qui le ruinent ou le déshonorent. Malheureusement nous avons parmi les catholiques de braves gens qui s'imaginent que le salut ne peut venir que d'une proclamation de la république, suivi du morcellement de la péninsule, et qui affirment très sérieusement que ce n'est qu'après que l'Italie aura pris un bain de <mot illisible> qu'on peut espérer le retour du pouvoir temporel. Ces utopies font beaucoup de mal à la cause pontificale ; heureusement, les violents qui soutiennent ces théories dévastatrices ne trouvent guère d'encouragement au Vatican, et il s'en vengent en disant presque autant de mal de Léon XIII que du roi Humbert Ier8. Ces difficultés expliquent la grande réserve du pape, qui s'efforce de vaincre sans bruit les oppositions qui l'entourent.

Voici une bien longue lettre, et je crains, Monsieur le comte, d'avoir abusé de votre patience et de votre temps. Veuillez me pardonner et agréer en même temps l'expression de mon respectueux dévouement.

Charles Conestabile

 

J'ai l'honneur de vous adresser un exemplaire du travail qui était destiné au Correspondant et que M. de Houleville a fait publier en Belgique9. Si Son Éminence le cardinal de Falloux est toujours au Bourg d'Iré je vous prie de lui présenter mes hommages respectueux et ceux de la comtesse Conestabile.

1Pérouse, ville italienne, région de l'Ombrie.

2Directeur du Correspondant, Léon Lavedan séjourne alors à Rome pour obtenir une entrevue avec le pape Léon XIII.

4Il désigne ainsi les catholiques intransigeants.

5Czacki Włodzimierz, Mgr (1835-1888). Nommé par Léon XIII à la nonciature de Paris, il fut chargé d'appliquer la nouvelle politique du Saint-Siège et en particulier de convaincre les catholiques de ne plus lier leur intérêts à la cause royaliste et d'accepter les nouvelles institutions que la France s'était données. Secrétaire de la Congrégation des Études de 1875 à 1877, secrétaire de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires de 1877 à 1879, nonce à Paris en 1879, cardinal en 1882.

6Meglia Pie Francesco (1810-1883), nonce à Munich de 1866 à 1874, puis à Paris jusqu'en 1879 il sera élevé au cardinalat en 1879.

7Andrea Carlo Ferrari (1850-1921), prêtre en 1873, recteur du séminaire de Parme, il sera nommé évêque en 1890 puis archvêque de Milan en 1894.

8Humbert Ier (1844-1900), roi d'Italie. Fils de Victor-Emmanuel II et de Marie Adélaïde de Habsbourg-Lorraine, il avait été intronisé le 9 janvier 1878.

9Sans doute La Papauté et la question sociale, Bruxelles, 1879.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «5 août 1879», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1879,mis à jour le : 17/01/2016