CECI n'est pas EXECUTE 3 juin 1880

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3 juin 1880

Charles Conestabile à Alfred de Falloux

Rome, Via Ferenze, 3 juin 1880

Monsieur le comte,

Permettez-moi de vous exprimer l'émotion profonde que je viens d'éprouver à la lecture de votre magnifique discours en faveur de la liberté religieuse1. Votre grande personnalité dont la modestie toute chrétienne rehausse encore l'éclat, apparaît au milieu de la lutte à l'heure décisive pour réunir toutes les forces catholiques dans un effort commun. Quant à moi qui aime la France comme une seconde patrie, je m'intéresse vivement à tous les détails de cette lutte, et je n'ai qu'un regret c'est que la direction de cette campagne n'ait pas été confiée aux catholiques sages et modérés dont vous avez toujours si bien interprété les idées et les sentiments.

Il est difficile de bien juger les choses, lorsqu'on se trouve éloigné du théâtre même de la lutte. Mais j'ai entendu ici un grand nombre de personnages eecclésiastiques s'étonner du programme de solidarité absolue adoptée par toutes les congrégations, et regretter que la lutte s'engage entre l'Église et l'État sur la question des jésuites2 dont il est fort difficile de faire une question populaire en France. Je ne sais jusqu'à quel point cette appréciation est exacte. Je me demande seulement si Rome a fait réellement tout ce qui pouvait être fait pour modérer le mouvement, afin qu'il fut plus efficace dans l'intérêt général de l'Église. C'est ainsi qu'ici j'ai entendu déplorer très vivement par des personnages hauts placés à la cour de Rome, la candidature de l'évêque d'Angers3. Mais ces regrets gardent un caractère purement platonique et on ne calcule pas toutes les conséquences funestes que peut avoir cet événement, surtout en tenant compte du caractère personnel du candidat. En ce moment, il faut bien le constater, la politique de Léon XIII est en train de subir malheureusement des échecs fort douloureux. En Allemagne, le gouvernement prend une attitude qui laisse bien peu d'espoir en faveur de la paix religieuse ; quant à la France et à la Belgique on craint une prochaine rupture et la suppression de l'ambassade et de la légation. En Italie, la politique de Léon XIII était fondée sur l'action des catholiques qui devaient entrer résolument dans la vie constitutionnelle du pays. Les élections viennent d'avoir lieu : dans toute l'Italie l'attente était considérable et on invoquait un parti conservateur comme le seul qui put sauver le pays des dangers qui le menacent ; mais les influences intransigeantes ont triomphé au Vatican et le non expedit a été confirmé4, comme au temps de la politique la plus violente de Pie IX. C'est encore de l'abîme qu'on attend le salut.

Un des arguments qui nous ont été opposés en haut lieu pour empêcher les candidats conservateurs de se présenter aux dernières élections a été le suivant : on nous a affirmé que les catholiques étrangers (et surtout ceux de France) étaient fort mécontents de l'entrée des catholiques italiens au Parlement, car il considéreraient ce fait comme un abandon du pouvoir temporel. Je ne sais si cette affirmation est exacte et vous pourriez peut-être, Monsieur le comte, me renseigner à ce sujet en ce qui regarde la France. Ce qui est certain c'est que rien n'est plus douloureux que cette obligation qu'on nous impose d'assister inertes à la ruine morale de notre patrie dont la population serait pourtant disposée à garder ses vieilles croyances et son attachement à la papauté, si elle voyait dans la vie publique des hommes capables de comprendre et de défendre la justice et la vérité. On permet d'entrer dans les municipalités, mais cette permission qui semble une sorte de grâce, est rendue fort inutile par l'action du Parlement dont les lois funestes détruisent le peu de biens que les catholiques obtiennent à force de sacrifices, dans les administrations communales.

D'ailleurs peu à peu le système d'abstention a démoralisé le clergé et les fidèles. N'ayant pas de candidat catholique, les évêques ont besoin de recourir au candidat révolutionnaire, qui se montre très disposé en général à favoriser le clergé dans son collège, sans renoncer toutefois à voter au Parlement toutes les lois hostiles à l'intérêt général de l'Église. M. Miceli5, mministre actuellement, et franc-maçon de la pire espèce est appuyé dans son collège par l'évêque et par le clergé. Le fils de Garibaldi6 qui a été élu à Terracina a promis certaines faveurs gouvernementales au chanoine de cette ville, et plusieurs d'entre eux ont voté publiquement pour ce triste candidat. Il n'y a pas jusqu'à M. Mancini7, l'auteur de la loi, heureusement repoussée, sur les abus du clergé, qui ne soit très bien avec les ecclésiastiques du collège dont il est député. C'est pourquoi l'abstention est plus apparente que réelle et produit un effet moral désastreux. Je m'aperçois que l'amertume dont je suis saisi m'a entraîné dans des développements d'une longueur démesurée ; mais peut-être ces détails vous intéresseront-ils, Monsieur le comte, car ils vous apprendront qu'ici comme en France les catholiques qui veulent lutter à la fois avec force et avec modération contre le mal se trouvent en présence d'une situation compromise par des fautes dont quelques-unes sont irréparables. On éprouverait un découragement profond, si on ne regardait plus haut et plus loin. Ce qui nous console nous autres jeunes gens et ce qui relève notre courage c'est le grand exemple qui nous est donné par vous, Monsieur le comte, à l'heure actuelle : cet exemple nous empêche de désespérer.

Agréez, Monsieur le comte, l'hommage de mon respect et de mon dévouement.

Ch. Conestabile

P.S. J'ai l'honneur de vous adresser l'extrait d'un article de La Rassegna nazionale8 que j'ai publié au mois de janvier sur l'article 79. Je ne me souviens pas si je vous l'avais déjà adressé.

1Le 27 mai 1880, Falloux était venu à Paris où il avait prononcé, rue de Grenelle, un important discours dans lequel il faisait part de ses vives inquiétudes sur l'avenir de la religion catholique et fustigeait les menaces pesant sur l’Église.

2Le 29 mars 1880, un décret condamnait la Compagnie de Jésus à se dissoudre avant le 29 juin 1880.

3Mgr Freppel. L'évêque sera élu le 6 juin 1880 à l'occasion d'une élection dans la cironscription de Brest.

4Signifiant « ne convient pas » l'expression désigne la position de la papauté interdisant aux catholiques de participer à la vie démocratique de leur pays.

5Luigi Miceli (1824-1906), homme politique, garibaldien, il était ministre de l'Agriculture, de l'industrie et du commerce dans le gouvernement de Benedetto Cairoli.

6Domenico Menitto Garibaldi (1840-1903), militaire et homme politique. Il participa aux côtés de son père, G. Garibaldi à la troisième guerre d'indépendance de l'Italie en 1866 avec le grade de colonel. Il fut député de Velletri et Rome de 1876 à 1897.

7Pascal Stanislas Mancini (1817-1888), juriste et homme politique. Entré au parlement dés 1861, il fut un des chefs de la gauche. Nommé ministre de l'instruction publique en 1862, il fut ministre de la justice et des cultes de 1876 à 1878, puis ministre des affaires étrangères (1881).

8Revue italienne conseervatrice et catholique libérale (1879-1915).

9En discussion au Sénat à partir de janvier 1880, l'article 7 de la loi Ferry qui voulait interdire lenseignement aux congréganistes non autorisés fut vivement critiqué au nom de la liberté de l'enseignement. Le 22 février, son adoption avait été repoussée par 148 sénateurs contre 129.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 juin 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, 1880,mis à jour le : 17/01/2016