CECI n'est pas EXECUTE 21 avril 1874

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21 avril 1874

Léon Cornudet à Alfred de Falloux

Paris, le 21 avril 1874

Monsieur le comte,

C'est avec un grand bonheur que les amis de M. Cochin ont lu le beau travail1 que vous avez consacré à la vie de cet homme de bien dont la mort est un vrai malheur public; et je suis de ceux, vous me faites l'honneur de le penser, j'espère, qui vous gardent le plus de reconnaissance pour cet hommage si justement et si éloquemment rendu à ce digne ami de Montalembert et du père Lacordaire, si fidèle à leurs grands exemples. Vous dirais-je cependant qu'une page de cette œuvre excellente à contristé quelques-uns de ceux qui ont pour vous la plus respectueuse et la plus sympathique admiration, et me permettrez-vous d'en appeler à vous-même, à vous seul, de la sévérité avec laquelle vous avez apprécié la conduite tenue par les collègues de Cochin au conseil général de la société de Saint-Vincent-de-Paul, lors de la crise redoutable que la société a traversée en 18612.

Cette page, la voici :

Après avoir rappelé que Cochin était d'avis de « déférer aux tribunaux » les mesures prises par M. de Persigny contre le conseil de Saint-Vincent-de-Paul et que son avis ne fut pas suivi, vous ajoutez : « mais on était plus au temps où deux jeunes gens, M. de Montalembert et l'abbé Lacordaire, ouvrez hardiment l'école libre dans une mansarde du Quartier latin3. L'absence de vie publique avait affaibli les caractères; la terreur qu'inspirait alors le pouvoir discrétionnaire du gouvernement fut plus éloquente que l'argumentation de ses victimes ; on préféra le bénéfice d'une demie tolérance à l'appel au droit. »

Je reste convaincu, Monsieur le comte, que M. Cochin avec qui je me suis bien des fois entretenues de ce triste incident, ne partageait pas la sévérité de ce jugement, et que, non pas par ménagement amical mais par simple esprit de justice, sans être revenu à notre façon de voir, il appréciait plus équitablement la prudence exempte de faiblesse de notre conduite, comme nous rendions hommage nous-mêmes à l'élévation et à la générosité, sans mélange de recherche du bruit et de l'éclat du point de vue où il se plaçait. C'était un des sentiments entre chrétiens animés des deux par des sentiments également dignes, élevés et désintéressés, et où chacun conserva, ce qui est rare, un profond respect pour la pureté des motifs qui inspiraient l'opinion contraire à la sienne.

Je voudrais, si vous le permettez, remettre sous vos yeux les considérations graves, et, ce me semble, d'île de votre estime, qui ne sont déterminés à ne pas suivre les avis de Cochin ; et je ne désespère pas de vous amener à penser au moins que nous n'avons pas mérité le reproche de faiblesse et de cuisine unanimité qu'en termes adoucis et courtois vous nous avez adressés.

En deux mots, notre conduite a été inspirée par cette triple considération que la résistance poussée jusqu'à une lutte judiciaire nous amenait sur un terrain où notre conscience de chrétiens, nos régles et nos traditions de la Société de Saint-Vincent-de-Paul ainsi que les intérêts de cette chère société, dont nous étions responsables, ne nous permettaient pas de nous placer.

Permettez-moi quelques développements à ce sujet.

Lorsque Montalembert et l'abbé Lacordaire ouvrirent l'école libre en 1831, sans se soucier du commissaire de police et du tribunal correctionnel, ils n'étaient point infidèles à ce principe que les chrétiens doivent l'exemple de l'obéissance aux lois de leur pays, toutes les fois qu'elle ne leur demande pas une action contraire aux commandements de Dieu. Ils ont soutenu en effet, et avec eux des jurisconsultes autorisés ont soutenu que la charte de 1830 avait virtuellement abrogé les loi restrictives de la liberté de l'enseignement. Ils avaient de plus cette bonne fortune que par cet acte de virilité ils n'exposaient qu'eux-mêmes et que, loin de compromettre, ils servaient au contraire d'une manière très efficace, par le mouvement que leur procès devait provoquer dans l'opinion, cette belle et sainte cause de l'enseignement libre, où ils ont été vos précurseurs, Monsieur le comte ; car je ne suis pas de ceux qui oublient l'incomparable service que vous avez rendu par la loi de 1850 aux intérêts catholiques et spécialement à la liberté de l'enseignement.

En était-il de même en 1861, lorsque M. de Persigny voulut imposer au conseil général de Saint-Vincent-de-Paul un président nommé par le gouvernement et lui enjoignit de se dissoudre à défaut d'acceptation4 ?

Pour donner suite à la proposition de Cochin de « déférer aux tribunaux la mesure ministérielle », il n'y avait qu'une marche pratique.

M. de Persigny usait envers nous de l'article 291 du code pénal5 et de la loi de 1834 sur les associations6. Le seul moyen de porter la question devant les tribunaux, c'était de déclarer carrément à M. de Persigny, non pas seulement que nous refusions le président gouvernemental pris dans les rangs les plus élevés de la hiérarchie ecclésiastique que l'on voulait mettre à notre tête, ce que nous avons fait, vous vous en souvenez, expressément, publiquement et sans hésiter, avec l'assentiment entier d'ailleurs, du cardinal Morlot7 qui avait été, habilement désigné pour nous présider, mais que nonobstant les interdictions qui nous avaient été notifiées, nous continuerions à nous réunir comme conseil général et à relier entre elles les conférences de France et de l'étranger comme par le passé. En un mot, il fallait déclarer à l'autorité que nous ne tiendrions aucun compte des dispositions légales expresses qui soumettent au régime de l'autorisation administrative toujours révocable, toutes les réunions ou associations politiques, littéraires, religieuses, charitables ou autres, de plus de 20 membres, alors même qu'elles se divisent en sections inférieures à ce nombre. Car telle est bien la législation qui nous régissait et qui nous régit encore ; tous les gouvernements l'ont laissé dormir quand ils ne se croyaient pas intéressés à la réveiller ; elle n'en est pas moins restée la loi du pays d'une manière incontestable et incontestée. Lles catholiques, avec toute raison assurément, en demande la modification, difficile d'ailleurs, il faut le reconnaître, à mettre en rapport avec les nécessités de l'ordre public ; mais ils ne l'ont pas obtenu jusqu'ici.

Ainsi, il fallait, je le répète, refuser obéissance aux interdictions de M. de Persigny et nous faire poursuivre devant le tribunal de police correctionnel. C'était là, en effet, ce que nous proposaient M. Cochin et quelques-uns en petit nombre de nos collègues.

Eh bien ! C'est là ce que la grande majorité n'a pas cru pouvoir faire en conscience. Devant une loi si formelle et dont assurément on ne peut pas dire qu'elle est de celles qui sont contraires aux commandements de Dieu, il nous a pas paru possible de dire : nous n'obéirons pas. Notre conscience de chrétiens, que nous avions sérieusement interrogée, interrogée d'abord, nous a paru interdire cette déclaration de refus d'obéissance.

Les traditions et les règles spéciales de la société de Saint-Vincent-de-Paul nous l'interdisaient également. La lutte comme proposé d'engager n'était pas une lutte judiciaire ordinaire, fondée sur des moyens de droit. En réalité, c'était une lutte sur le terrain politique qu'il s'agissait d'entreprendre. Or ce que nos fondateurs ont expressément et sciemment voulu, ce qui a fait notre succès, ce qui a prévenu la défiance des pauvres à notre égard, ce qui a maintenu entre nous l'union la plus étroite, c'est l'abstention de toute action, de toute pensée, de toute arrière-pensée politique. Faire de la charité, rien que de la charité, telle a toujours été notre règle absolue. Il nous a semblé qu'il ne fallait à aucun prix nous en départir, et qu'en y réstant fidèle, même dans cette grande crise, notre société pouvait avoir à en souffrir momentanément, mais en somme que nous la sous aurions par là et seulement par là.

M. de Persigny n'était pas homme à reculer, vous le savez, Monsieur le comte, il était convaincu que notre société était, sous une apparence religieuse et charitable, une société politique, très inquiétante pour le gouvernement de l'empire, et je me souviens d'une conférence où, dans son exaltation, qui me faisait sourire, je l'avoue, malgré la gravité des circonstances, il comparait la société de Saint-Vincent-de-Paul à l'ordre des Templiers, dont la puissance était devenue si redoutable sous Philippe le Bel qu'il avait fallu les faire monter sur le bûcher. Ce n'était pas, vous en conviendrez, le moyen de détruire sa conviction que d'entamer contre lui une lutte judiciaire tout à fait dénuée d'arguments judiciaires et n'ayant d'autre but que d'en appeler à l'opinion publique et de forcer la main, s'il se pouvait, pour obtenir la liberté d'association.

M. de Persigny, vous n'en doutez pas, n'aurait plus hésité à dissoudre toutes les conférences ; cela nous paraissait d'autant plus certain qu'il y était poussé très vivement, vous vous en souvenez, par les journaux de l'opposition, que les journaux du gouvernement ne nous auraient pas défendu apparemment, et que les catholiques avaient alors bien peu d'organes pour intéresser l'opinion en notre faveur.

Cette lettre est bien longue, et je vous en demande pardon. Je ne puis pas cependant ne pas appeler maintenant votre attention sur la conduite que nous avons substituée à celle que nous conseillait M. Cochin et sur les résultats qu'elle a obtenus.

Pour abréger sur le premier point, je vous prie de vouloir bien jeter les yeux sur le petit recueil que vous recevez par la poste en tant que cette lettre. Vous y trouverez réuni les documents relatifs à cette pénible affaire, et notamment notre mémoire8 au ministre de l'intérieur ainsi que l'exposé des faits qui ont suivi.

Ces documents furent livrés à la publicité et distribué aux chambres aussitôt que nous eûmes perdu l'espoir de faire revenir le gouvernement sur les mesures prises contre nous. La presse, si je me souviens bien, n'osa pas en parler, si ce n'est celle de l'opposition qui ne manque point de nous attaquer. Deux sénateurs catholiques nous défendirent courageusement, mais sans succès à la tribune du Sénat ; une brochure remarquable de M. de Crisenoy9 fit appel à l'opinion publique en notre faveur, sans retentissement sérieux ; puis le silence se fit, nous entrâmes dans l'ombre nous n'avions pas cherché à sortir.

Vous me ferez cette grâce, Monsieur le comte, de lire ces documents qui ont peut-être dans le temps échappé à votre attention ou que vous avez oublié ; je me persuade qu'après les avoir lu, vous reconnaîtrez que nous avons su observer la prudence et la mesure sans manquer à la fermeté et à la dignité. M. de Persigny nous a rendu sous ce rapport un témoignage involontaire dont je me permets de me prévaloir auprès de vous. Il avait conservé de notre résistance et de la forme irréprochable à notre avis que nous lui avions donnée, un mécontentement très vif dont il a donné des preuves jusqu'au dernier moment de sa vie à ce qui avait à traiter avec lui de cette malheureuse affaire.

Quant aux résultats, les voici :

A la suite de la circulaire de M. de Persigny, beaucoup de conférences, malgré nos conseils et nos instances, avaient pris le parti de se dissoudre elles-mêmes. Mais un très grand nombre et des meilleurs, notamment toutes celles de Paris, survécurent, Dieu merci, et continuèrent leurs œuvres charitables sans faire de bruit mais sans se cacher10. Ainsi lorsque l'Empire fut renversé la Société de Saint-Vincent-de-Paul, qui, vous me permettrez de le dire incidemment, n'a quitté son poste nul part pendant la guerre et ne l'a pas quitté davantage à Paris pendant le siège et même pendant la Commune, s'est relevée sans effort avec son ancienne organisation et sa vitalité d'autrefois, dès que les événements l'ont permis. Notre dîner et vénéré président, dont nous avons bien le droit de constater ici, en son absence (il a passé l'hiver malade à Arcachon) la fermeté calme qui n'a d'égale que son admirable humilité, notre président, M. Baudon11 qui avait déclaré publiquement qu'aucune loi ne pouvant l'empêcher de correspondre avec les conférences, il continuerait de leur donner les avis qu'elle voudrait lui demander, n'eut qu'à reprendre officiellement les fonctions de président général qu'il n'avait pas cessé d'exercer de fit au su et au vu de l'autorité. Le Conseil général, qui en réduisant le nombre de ses membres à 20, avait jugé de l'avis de M. Dufaure, que la loi l'autorisait à conserver, même sans l'agrément du gouvernement, son action officielle à l'égard des conférences étrangères, et qu'il avait conservé en le faisant savoir à l'administration, redevint tout naturellement le Conseil général des conférences de France, comme par le passé. Enfin chaque jour nous avons la consolation de constater la résurrection d'anciennes conférences, souvent réunissant plus de membres est plus zélées qu'autrefois, animées du même esprits et acceptants avec la même confiance la direction du conseil général.

Avant tout, nous devons en remercier Dieu qui nous a couvert de sa protection, et qui a jugé sans doute que la société de Saint-Vincent-de-Paul avait encore son utilité, et que les œuvres catholiques militantes qui surgissent en ce moment en France pour le plus grand bien et le plus grand honneur de la religion, et dont nos conférences peuvent peut-être s'honorer d'avoir été le berceau, ne la remplaceraient par et ne doivent pas la faire disparaître. Mais nous osons croire que la conduite tenue par le Conseil général pendant et après la crise de 1861, n'a pas été sans influence sur cet heureux résultat, et qu'il eut été tout autre si nous avions préféré le point de vue politique et la lutte judiciaire qui nous était conseillée et dont nous ne méconnaissions pas la grandeur et la générosité, au point de vue purement chrétien et charitable et à la ligne de conduite mesurée et prudente, mais ferme à notre avis, que nous avons adoptée sous la direction de notre sage et vertueux Président.

Je m'arrête ici, Monsieur le comte, en vous faisant mes excuses de cette longue plaidoirie. Si j'ai été assez heureux pour vous amener à penser que nous avons agi en honnêtes gens et en chrétien, sans céder à la crainte uniquement inspirée par notre conscience, par les traditions de la société de Saint-Vincent-de-Paul et par les intérêts de cette chère société, je m'en rapporte, au nom de mes collègues comme au mien, à ce que voudrez bien faire et par la voie que vous jugerez le plus convenable, pour nous laver du reproche qui est tombé de votre plume, reproche douloureux en lui-même pour les gens de cœur, plus douloureux encore par le caractère et l'autorité de celui qui nous l'a adressé.

Les règles de la perfection chrétienne recommandent de ne pas chercher à se justifier sur même. Je ne sais pas si j'aurai le courage de suivre pour mon compte personnel ce pieux et sage conseil. Mais en tout cas je ne pense pas qu'il soit applicable lorsqu'il s'agit de justifier non pas sa personne, mais sa famille. L'honneur de notre chère famille de Saint-Vincent-de-Paul qui est sous notre garde nnous a paru compromis dans une certaine mesure par la sévérité de votre jugement sur la conduite des aînés de la famille dans la crise de 1861 ; nous avons cru pouvoir et devoir en appeler de ce jugement à vous-même, à vous seul comme je l'ai dit en commençant et comme je le répète en finissant, plein de confiance dans la cause, mais non moins plein de confiance dans le juge.

Veuillez, Monsieur le comte agréér l'hommage de mon profond respect et de mon très sympathique dévouement.

Léon Cornudet12

1Falloux s'apprêtait à publier une importante biographie de son ami Augustin Cochin. Elle paraîtra en 1875, Augustin Cochin, Paris, Didier, 412 p.

2Le ministre de l'Interieur avait tenté, en vain, de démanteler la Société de Saint-Vincent-de-Paul, considérée comme hostile au régime impérial.

3Le 9 mai 1831, le P. Lacordaire et Montalembert avaient ouvert une école libre, rue des Beaux-Arts, à Paris.

4 Le 16 octobre 1861, une circulaire de Persigny adressée aux préfets rappelait l’obligation des sociétés de bienfaisance à se pourvoir de l’autorisation légale. Dirigée contre les Sociétés de Saint-Vincent de Paul, elle contraignait ses membres à la dissolution ou à accepter de former un conseil présidé par un haut dignitaire de l’Eglise nommé par l’Empereur. C’est pour cette dernière solution que ses membres avaient opté.

5Cet article du code pénal de 1810 prévoyait que toute réunion publique devait être soumise à autorisation préalable.

6Suite à plusieurs émeutes ouvrières dans diverses villes de province, le gouvernement avait décidé de limiter le droit d’association et menacé d’interdire les sociétés ouvrières de secours mutuel.

7Mgr Morlot, François-Nicolas-Madeleine (1795-1862), prélat. Ordonné prêtre en 1820, vicaire général en 1830 et chanoine du chapitre de la cathédrale de Dijon en 1833, il fut nommé évêque d'Orléans en 1839 puis archevêque de Tours en 1842. Il sera créé cardinal-prêtre en 1853 avec le titre de Saint-Nérée et Achille, puis, après l'assassinat de Mgr Sibour, le 3 janvier 1857, il deviendra archevêque de Paris.

8Ce mémoire, rédigé par A. de Melun et L. Cornudet fut remis à M. de Persigny alors ministre de l'Intérieur le 7 décembre 1861.

9Jules Gigault de Crisenoy, La société de Saint-Vincent-de-Paul dévoilée, Paris, Douniol, 1861.

10Si les membres de la Société de Saint-Vincent de Paul acceptèrent d’exclure du conseil général ceux d’entre eux qui étaient les plus hostiles au gouvernement (notamment Keller) comme les y invitait la circulaire de Persigny, en revanche, ils refusèrent de remettre la nomination du président de leur conseil général au gouvernement. Le 5 janvier, Baudon leur président élu, avait incité les conférences de province à poursuivre leur œuvre malgré la dispersion du conseil général de la Société. Interrogées, les sociétés de province, dans leur immense majorité, affirmèrent qu’elles préféraient fonctionner isolément plutôt que de recevoir leurs directives d’un conseil général présidé par un homme proche du pouvoir.

11Baudon de Mony, Adolphe (1819-1888), il avait été nommé à la présidence des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul dés 1847, fonction qu'il exercera jusqu'à sa mort.

12Cornudet Alexandre Marie Léon (1808-1876), conseiller d’État et historien, il fut un des amis les plus proches de Montalembert dont il deviendra l'exécuteur testamentaire.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 avril 1874», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Troisième République, 1874,mis à jour le : 03/02/2016