CECI n'est pas EXECUTE 25 décembre 1856

Année 1856 |

25 décembre 1856

Théophile Foisset à Alfred de Falloux

Dijon, Noël 1856

Monsieur,

Vous aurez su que, dès le 14 de ce mois, j'ai fait savoir à Monsieur de Montal[embert] que, m'inclinant sans effort aucun devant le tiret supérieur qui vous caractérise, je n'insistais pas du tout pour l'insertion de mon article. Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce que je vous demande la permission de vous dire n'a pas le moins du monde le caractère d'une réclamation, bien s'en faut. Mais vous me ferez l'honneur d'admettre qu'on ne renonce pas volontiers au désir d'être bien compris d'un homme tel que vous.

Au mois d'octobre dernier, le Messager de l'Ouest fut fondé dans le but non dissimulé de <mot illisible> les catholiques de la Bretagne et de l'Anjou. Le Foyer Breton ne devait pas se faire attendre. Eug[éne] Veuillot, en annonçant la première de ces feuilles ne craignit pas de dire qu'il en fallait créer de semblables dans tous les départements.

Les succursales de l'Univers eurent pour mot d'ordre de proclamer que tout gouvernement reconnu par l’Église avait droit non seulement à l'obéissance mais à la sympathie des catholiques.

Cette doctrine n'est pas nouvelle ; elle a pour elle une fausse interprétation de deux textes de l’Écriture : 1° Non est potesta nisi a Deo ; 2° ide subdivi estate, non solùm propio eram, et propio <mot illisible>. Des commandements qui ne sont pas oubliés ont commenté ces textes dans le sens de l'Univers, et Mgr de Saint-Claude1, dans une lettre publique et récente, a dit que « la politique de l'Univers était celle de l’Église »

Les mandements dont il s'agit et la publicité considérable dont l'Univers a tant abusé ont répandu la plus regrettable confusion dans les esprits sur les textes en question. Beaucoup de faibles intelligences (et je suis du nombre) en ont été profondément troublé, ne sachant en premier aperçu comment accorder ce qu'elles doivent à l’Église et ce qu'elles avaient toujours cru devoir au droit public de leur pays. Un assez grand nombre ont opté pour l'indifférentisme politique. D'autres, comme vous ont étudié la question et sont restés fermes dans la distinction du spirituel et du temporel. D'autres, sans voir ce qu'on peut répondre à la thèse de l'Univers, ont tenu bon dans leur foi religieuse et dans leurs affections politiques, pour <mot illisible> de l'inconséquence qui pourrait leur être reproché.

Quoiqu'il en soit, quand je lus l'article d'Eugène Veuillot, j'en fus révolté ; d'autant plus révolté que le sophisme qui en faisait le fond me semblait plus contagieux. Toutefois je ne songeais point à protester dans le Correspondant, la pensée en est venue au prince de Broglie. Il en a écrit à M. de Montal[embert] à la mi-octobre, lui demandant un article ad hoc pour le 25 novembre. M. de M[ontalembert] a refusé. Je suis arrivé à La Roche sur ces entrefaites, et il a été convenu entre M. de M[ontalembert] et moi que je préparerais là-dessus quelque chose de fort court, quelque chose comme le <mot illisible> Paris d'un journal quotidien et que j'irais au-devant de l'objection que l'Univers ne manquerait pas de nous faire de notre vieille profession de foi de catholicisme avant tout.

Je ne dois assurément cette mission (pardon pour l'ambition du terme, le mot propre me fait défaut) qu'à la coïncidence de mon arrivée à La Roche2 et de celle de la lettre de M. de Broglie. Quoiqu'il en soit, M. de Montalembert ne manquera pas de me dire que c'était à moi de faire l'article en question 1° parce que je suis après M. de Carné3, le doyen du Correspondant, 2° parce que je suis resté plus fidèle au recueil qu'aucun autre, 3° parce que je n'ai jamais dérogé à la devise «catholique avant tout » n'ayant point adhéré au 2 décembre, comme l'a si regrettablement fait notre ami de La Roche, 4° parce que je ne suis point un homme politique et qu'on ne peut me soupçonner de vouloir mettre les catholiques de France aux pieds de Madame la duchesse d'Orléans4 ; en un mot parce que je suis à l'abri des arguments ad hominem, qui ont si bien réussi à l'Univers contre Monsieur de M[ontalembert]5.

Bref, j'acceptais et je fis l'article que vous avez lu6. Il était prêt le 15 novembre, et je l'envoyais ce jour là même à Paris, demandant que l'épreuve vous en fut adressée. La composition du numéro de novembre se trouvait dès lors arrangé et mon article n'y était pas compris, M. Douhaire7, s'appuyant de l'avis conforme de M. Cochin, n'envoya pas ma prose à l'imprimerie.

On lut mon manuscrit au comité de rédaction et il fut convenu que l'article paraîtrait en décembre, sauf révision. Vous savez le reste.

Pardon mille fois, je suis odieusement long et je le sens ; qu'aviez-vous besoin de ce détail ? J'arrive à la question. Vous faites deux objections incidentelles. Le comité de réaction, contre l'avis de M. de Montalembert, avait fait droit à la première ; le mot fusion avait disparu (de mon plein un assentiment d'ailleurs). Quant à la seconde objection, j'ignorais en effet les polémiques dont vous ne faites l'honneur de me parler dans la dénomination des Catholiques avant tout ; mais, tôt ou tard, il faudra qu'une explication soit donnée à cet égard, et je croyais à tort m'en être tiré de manière à ne pas blesser les légitimistes, qui sont mes frères de lait. Je pensais aussi avoir catégoriquement tracé la ligne de démarcation entre nous et ceux qui disent à César : « faites nos affaires et nous ferons les vôtres ». C'est à mes yeux le tort capital de l'Univers et des prélats qui l'appuient, de s'être donné cette dernière devise.

Au surplus, on pourrait publier la partie théorique et doctrinale de l'article sans publier ma justification du catholicisme avant tout. Venons au fond. Je reconnais certes, qu'il est intolérable de se poser comme le fait l'Univers en organe de l’Église. Nous ne saurions trop nous préserver de ce travers. Mais, à mon sens, on ne se pose pas un organe de l’Église quand on fait observer que telle démarche du souverain pontife, telle attitude de l'épiscopat n'ont point la portée que leur assigne l'Univers. Or, c'est là tout ce que j'ai entendu faire. Il ne m'a pas échappé que l'Univers a publié des articles signés Torrecilla8 où la constitution de Clément XI9 (durant la guerre de succession en Espagne) se trouve citée. Mais, cette citation m'a paru un désaveu fort insuffisant de la thèse du Messager de l'Ouest et je regarderai comme utile que la question de la doctrine de l’Église sur les rapports avec les gouvernements de fait fut une bonne fois expliquée catégoriquement, de manière à ce qu'il ne restât plus d'équivoque dans l'esprit de personne et qu'il n'y eut plus à y revenir.

J'avoue enfin qu'il est singulièrement périlleux de faire de la théologie dans le Correspondant. Par là en effet, nous prêtons le flanc à des censures épiscopales et à la congrégation de l'Index. Mais, sous ce rapport, je croyais être en sûreté, n'ayant fait que citer Saint-Thomas, Saint-Augustin et des constitutions pontificales, en les commentant le moins possible.

Dans aucun cas, on ne pourrait, argumenter de mon article pour dire que le Correspondant aurait la prétention de donner les mots d'ordre à l'épiscopat, en lieu et place de l'Univers. En effet, je ne donne aucun mode d'ordre, je fais profession de neutralité politique, je revendique pour le Correspondant (non pour ses rédacteurs, en dehors du recueil) le bénéfice de cette neutralité. Je ne dis pas : « Catholiques, ne soyez point napoléoniens, soyez fusionnistes ». Je dis « catholiques, vous pouvez suivre en politique des bannières différentes, mais vous devez tous être d'accord sur ce point que l’Église doit rester neutre en tant qu’Église, qu'elle ne doit pas s'inféoder à ce qui passe » On peut constater la justesse de ce conseil ; on peut soutenir qu'il n'est pas judicieux et que l’Église fait mieux de rechercher les bonnes grâces de César : Mgr de Salinis10 en a donné le précepte et l'exemple11. Mais on n'a pas le droit de dire que celui qui prêche la neutralité sous tous les gouvernements peut se faire le tuteur de l’Église.

Et à Dieu ? Monsieur. Je suis honteux de la rame de papier12 que je vous envoie. C'est moi qui vous dois des excuses et qui vous prie de me croire profondément et respectueusement à vous, et nunc et semper.

Foisset

Conseiller à la Cour de Dijon.

En ce qui touche l'attitude qui convient à l'épiscopat vis-à-vis des pouvoirs nouveaux, j'ai cédé la parole à deux évêques. C'est plus encore peut-être que les susceptibilités du moment ne peuvent supporter ; mais enfin l'on ne saurait à bon droit dire que je régente les évêques.

1Mgr Mabile, Jean-Pierre (1800-1877), évêque du diocèse de Saint-Claude dans le Jura depuis 1851, il sera nommé évêque de Versailles en 1858.

2La Roche-en-Bresnil (ou Breny), domaine de Charles Montalembert dans le Doubs.

3Louis Joseph Marcein Carné, comte de (1804-1876), historien et journaliste légitimiste ; attaché et secrétaire d'ambassade sous la Restauration ; il s’était rallié à la Monarchie de Juillet. Il fut un de ceux qui collaborèrent au Correspondant dés sa fondation.. Député du Finistère (collège de Quimper) de 1839 à 1848, il appartint au Parti social de Lamartine, puis défendit les intérêts catholiques. Sous le Second Empire, il collabora au nouveau Correspondant, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes et à la Revue Européenne. Il était entré à l’Académie le 23 avril 1863.

4Marie-Amélie d'Orléans (1782-1866).

5Foisset rappelle ici que Montalembert avait soutenu le coup d'état du 2 décembre avant de se rétracter.

6Intitulé L’Église et le droit politique, et devant paraître dans le Correspondant, l'article de Foisset avait déplu, dans sa forme plus que sur le fond, à Falloux qui avait demandé à la rédaction de la revue de l'ajourner. Il avait écrit à Foisset pour justifier ses réticences et s'en était excusé. Voir cette lettre de Falloux à Foisset dans Correspondance d'Alfred de Falloux avec Augustin Cochin (1854-1872), Paris, Champion, 2003, p.40-41.

7Douhaire, Pierre-Paul (1802-1889), rédacteur et gérant du Correspondant.

8Martin de Torrecilla, théologien frère capucin de Castille (?-1709).

9Clément XI (1649-1721), pape de 1700 à sa mort.

10Louis-Antoine de Salinis (1798-1861), évêque d'Amiens depuis 1849, il avait été nommé archevêque d'Auch le 12 février 1856.

11Daté du 12 octobre 1855, un mandement de cet évêque avait ordonné des prières pour l'impératrice.

12Foisset n'était pas sans savoir que Falloux, souffrant des yeux, avait quelque difficulté à lire plusieurs pages.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «25 décembre 1856», correspondance-falloux [En ligne], Année 1856, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870,mis à jour le : 31/03/2016