CECI n'est pas EXECUTE 1er juin 1877

1877 |

1er juin 1877

Gaston d'Audiffret-Pasquier à Alfred de Falloux

1er juin 1877

Mon cher comte, c'est en Normandie1 que j'apprends le malheur qui vous frappe2. Je sais quelle place Madame de Falloux tenait dans votre vie associée à vos luttes avec triomphe, vous trouviez en elle votre force et aussi votre meilleure récompense. Pour de si grandes douleurs il n'y a de consolations que votre foi de chrétien pour vous dominer; mais de la sympathie de vos amis peut y porter quelques adoucissement je vous demande de compter la mienne parmi les plus sincères. Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai été touché de la confiance que vous m'avez témoigné dans ces dernières années et de l'appui si précieux que vous prêtez à ma candidature académique3. Vous suivez, j'en suis sûr avec inquiétude la crise que que nous traversons4. Je n'ai jamais été plus préoccupé - nous ne pouvions aller plus longtemps en dérive, nous devenions complice de la ruine du pays.  A-t-on pris la question et le moment opportun, cela n'importe plus, il faut avoir le dessus, le pays saura t-il comprendre et nous donner raison ? Si les gauches triomphent que seront leurs implacables revanches? Quel frein nous empêchera d'aller avec une foudroyante rapidité de M. Thiers à Gambetta5 voir plus bas encore? de tristes malentendus de coupables lâchetés ont fait disparaître le parti modéré, nous voilà partagés en deux camps; il n'y a plus que deux armées en présence: bonapartistes et radicaux, les uns n'ont pas plus le droit de porter le drapeau conservateur que les autres le drapeau libéral. Que feront aux élections ceux qui ne veulent ni de la candidature officielle ni d'alliances monstrueuses. Je ne sais comment je pourrais conduire au Sénat une discussion sans précédent, le droit de dissolution est un droit régalien qui n'a jamais été discuté dans aucun temps, dans aucun pays. Pour la discuter il faut juger l'initiative du maréchal6 irresponsable constitutionnellement et apprécier la conduite de la chambre des députés. C'est en pratique bien difficile. Ces deux sujets devraient être interverti à la tribune du Sénat et dans tous les pays constitutionnels, le premier devoir d'un Président est d'empêcher que la chambre voisine soit traduite à la barre comme la plus vulgaire convenance défend de mettre en cause ceux qui ne peuvent venir se défendre. MM. Grévy7 et Gambetta ne sont pas gênés à la chambre des Députés pour créer des précédents contraires mais vous pensez que j'attacherai grand prix à ne pas les imiter. Enfin, quoiqu'on en dise en public, notre situation à l'intérieur devient chaque jour plus périlleuse. Jamais nous n'avons été plus tristes et je suis sûr que votre âme endolorie est bien ouverte à nos préoccupations patriotiques. Au fond, si nous avons un but, si nous avons une solution, si au bout du combat nous sentions qu'il y a la récompense que nous importeraient les dangers, les dégoûts. Mais monarchistes sans monarque nous entrons en campagne en nous demandant ce que nous ferons de la victoire si Dieu veut bien nous la donner. Veuillez agréer, mon cher comte, la cordiale expression de ma sympathie et de mon entier dévouement.

Notes

1Audiffret-Pasquier était propriétaire du château de Sassy, situé sur la commune de Saint-Christophe-le-Jajolet, dans l'Orne.
2Falloux venait de perdre son épouse, décédée le 24 mai 1877.
3C'est le 24 décembre 1878 que le duc d’Audiffret-Pasquier sera élu à l'Académie française  au fauteuil de Monseigneur Dupanloup.
4D'une immense portée pour le devenir des institutions républicaines, la crise du 16 mai 1877 opposa le président de la République Mac Mahon, conservateur, à la Chambre des députés, à majorité républicaine depuis les élections de mars 1876. Désapprouvant la politique d'épuration administrative de Jules Simon, alors chef du gouvernement, et son refus d'intervenir contre le gouvernement italien qui s'opposait au pape, Mac Mahon, prenant prétexte d'une loi sur les délits de presse, lui avait adressé une lettre ouverte remettant en cause son autorité. Démissionnaire, Jules Simon fut immédiatement remplacé par le duc de Broglie. La majorité républicaine ne pouvant accepter de revenir à un gouvernement de l'Ordre moral ne tarda pas à réagir, votant, le 22 juin un ordre du jour de protestation. Utilisant son droit de dissolution, le 25 juin, Mac Mahon renvoya les députés devant les électeurs. Les élections qui suivirent ayant apporté une nouvelle majorité républicaine, Mac-Mahon finira par démissionner en janvier 1879 consolidant de fait les nouvelles institutions républicaines.
5Léon Gambetta (1838-1882), avocat et homme politique. Avocat libéral sous le Second Empire, il était le principa leader des républicains depuis la chute de l'Empire.
6Succédant à A. Thiers contraint de démissionner le 24 mai 1873, le maréchal Mac Mahon avait accédé à la Présidence de la République, fonction qu'il conservera jusqu'au 30 janvier 1879.
7Républicain modéré, Jules Grévy est alors le principal rival de Gambetta à la Chambre des députés.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1er juin 1877», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1877, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 03/05/2012