1882 |
5 janvier 1882
Edouard de Fitz-James à Alfred de Falloux
La Lorie1, ce 5 janvier 1882
Mon cher Falloux
J'ai échoué !...Vous avez toujours raison contre moi. Ne vous y habituez pas, cela ne durera que dans la mesure des services que je persévère à dire que vous êtes encore appelé à rendre et quand ce jour viendra on vous rendra non seulement la justice qu'on vous doit, mais on s'inclinera bien humblement devant votre triomphe mérité. Charette2 a décliné la visite à vous faire, sous prétexte qu'il était pressé de repartir et il est reparti hier à 3h ½. Maquillé3 n'est pas venu et ne m'a même pas répondu encore, à une lettre où je l'invitais à la Lorie et sans laquelle je n'ai pas manqué de lui dire que je la mènerais vous voir. Je suis curieux de voir ce qu'il me répondra...il se consulte peut-être avec L’Étoile. Je lui disais dans ma lettre que sa mission, à lui mandataire autorisé, était de rapprocher ses cœurs et ses esprits et qu'il ne pouvait mieux en témoigner qu'en allant vous voir quand vous étiez malheureux.
Charette a été embarrassé en me refusant. Son caractère est de tout ménager et quand il fait l'exalté il n'en est pas dupe. Il n'a qu'un tort c'est de croire à la force de l'intransigeance – un peu trop, il est moins intransigeant qu'il ne le dit et je vous demande un peu à quoi cela lui sert ! ! Je passe ma vie à lui dire que si son mérite est d'avoir été un bon instrument de la providence il ne faut pas qu'il se prenne pour un politique mais ce rusé vendéen ne me croit pas ! Il s'exalte dans ses belles actions passées, au lieu de profiter de leur souvenir pour commander l'union à tous.
Dieu veuille que cela ne le mène pas à être fusillé contre une porte comme son grand oncle, dont je trouve, en lisant l'histoire, qu'il a tout le caractère, accommodé aux misères de notre temps.
Mardi dernier pendant la soirée que sont venus passer à la Lorie MM. d'Armaillé4 et Robineau, j'avais comme vous pourrez le penser, les nerfs un peu tendus contre les intransigeants. Aussi je m'en suis donné de les éreinter en douceur. Charette ne disait mot c'est son système dans ces cas là, et il n'est pas mauvais. Henri5 et Gabrielle riaient jaunes, et s'ils ne sont pas partis convaincus, que du haut de la taupinière de la Douve6, ils ne gouverneraient jamais le département et encore moins la France ; ce n'est pas ma faute. Les Robineau buvaient du lait. Le lendemain j'avais mis un peu d'eau dans le vin de ma colère en l'honneur des Salmonière7 qui sont venus déjeuner. Ceux-là au moins s'ils sont enragés le sont honnêtement et naïvement. J'ai donc laissé Charette emmener en paix, Salmonière dans des coins d'où il est devenu illuminé comme devant.
J'aurais voulu retourner vous voir, mon cher Falloux, avant mon départ pour Paris demain. Mais hélas ! J'ai eu trop à faire.Je reviendrai bientôt et je viendrai sourire avec vous de toutes les misères que je vous raconte, pour vous distraire un moment. Dieu vous a mis de douloureux fardeaux sur le cœur, de toutes sortes, mon pauvre et cher ami ! ...mais vous n'en chanterez pas moins et quand même le Sursum Corda8 c'est à dire la préface de tout ce que vous avez encore à faire de grand et de bon.
Je vous aime bien.
Duc de Fitz James
1Le château de la Lorie, à La Chappelle-sur-Oudon, près de Segré, en Maine-et-Loire, est la propriété angevine des Fitz-James, donc voisins de Falloux auquel ils sont liés d'amitié.
2Charette de la Contrie, Athanase Charles Marie de (1832-1911), militaire. Ayant rejoint, en mai 1860, l'armée pontificale comme capitaine des volontaires franco-belges, il participa à la bataille de Castelfidardo au cours de laquelle l'armée pontificale fut mise en déroute et où il fut blessé. Elu député à l'Assemblée nationale de 1871, il refusa d'y siéger par fidélité au comte de Chambord.
3Maquillé, Henri du Bois de (1811-).
4Armaillé Henri Louis de la Forest, comte d' (1822-1882), propriétaire foncier demeurant au château de La Douve, au Bourg d'Iré. Marié le 17 mars 1851 avec Célestine Marie Amélie, née de Ségur de Ponchapt (1830-1918).
5Henri d'Armaillé.
6La Douve, château situé sur la commune du Bourg d'Iré, propriété des d'Armaillé.
7La Salmonière, Henri Marie Goguet de (1841-?), officier d'ordonnance du Colonel des Zouaves Pontificaux, chevalier de Pie IX et de St-Grégoire-le-Grand. Marié depuis 1868 avec Marie Caroline Bourgevin de Vialard de Moligny (1846-?)
8« Élevons les cœurs ».
