1882 |
31 janvier 1882
Alfred de Falloux à Pauline de Castellane
31 janvier 1882*
Chère Madame,
Du moment où vous admettez qu’ayant la majorité des actionnaires et des rédacteurs contre ses idées, Léon XIII a bien fait de fonder bruyamment un journal1 avec des éléments-là, plutôt que de se tenir tranquille, je me déclare vaincu et je passe à Lavedan qui vous intéresse trop justement ? J’ai reçu une grande lettre de lui datée de Rome où M. Bontoux2 l’a prié de conduire pour lui les négociations entamées. Lavedan avoue qu’il avait des intérêts sérieux (c’est son expression) dans L’Union générale, intérêts, dit-il, qui sont désormais bien compromis3. Comme je l’avais plusieurs fois exhorté à ne pas se lancer dans de telles affaires, (je me rappelle lui avoir écrit : on vous dit que vous spéculez sur le Danube, prenez garde que ce ne soit sur le Mississipi !) il ne me faisait jamais et je ne lui demandait jamais de conférences sur ce chapitre. Aujourd’hui, il me les fait sur un ton très chrétien et dans un langage très noble.
Pour moi, chère Madame, je continue à vivre très paisiblement, malade dans ma chambre, garde-malade dans celle de Made de Caradeuc4 et correspondant tantôt avec Albert [de Rességuier] , tantôt avec M. Roze5 pour les deux volumes6 projetés qui doivent être remis à l’imprimeur, le 15 février. Vous m’engagez à faire une préface, alors vous vous engagez aussi à l’adopter et à la défendre ?
Je plains beaucoup toutes les victimes de M. Bontoux et M. Bontoux lui-même, quelque imprudent qu’ils aient pu être, et particulièrement Emmanuel d’Harcourt7 et ses parents, qui devaient être heureux de voir leurs nombreux enfants se faire des fortunes qu’ils ne pouvaient ni leur donner ni leur léguer.
M. le Comte de Chambord devait être là-dedans et M. Bontoux allait se rendre à Rome par Goritz8, lorsqu’il a été foudroyé à Vienne. C’était M. Bontoux qui était chargé de soigner les chevaleresques consciences de l’extrême-droite à L’Union, à L’Univers, dans les Conférences, dans les banquets etc., etc. Allons-nous maintenant être privés de ces grands instruments de Restauration monarchique ?
Tout cela ne m’empêche pas d’embrasser bien tendrement Boni, Jean, Biche et de demander les nouvelles de l’abbé9.
*Archives nationales, Fonds Castellane.
1I s’agit du Journal de Rome fondé par le comte Conestabile.
2Paul Eugène Bontoux (1820-1904), industriel, banquier et homme politique. Monarchiste et catholique, il avait fondé , en 1878 une banque catholique, L'Union générale, qui suite à de multiples opérations de spéculation s'était effondrée en janvier 1882 entraînant avec elle la faillite de plusieurs agents de change de la Bourse de Lyon puis de la Bourse de Paris.
3Léon Lavedan avait acheté des actions de L'Union générale, la banque catholique fondée en 1878 par Eugène Bontoux qui suite à de multiples opérations de spéculation venait de s’effondrer entraînant avec elle la faillite de plusieurs agents de change de la Bourse de Lyon puis de la Bourse de Paris.
4Emilie-Marie-Charlotte de Caradeuc, née de Martel (1801-1882), belle-mère de Falloux. Elle était gravement malade.
5Roze Pierre-Gustave (1812-1883), militaire. Promu enseigne de vaisseau en 1837, il prit part à l'expédition du Mexique. Capitaine de vaisseau en 1856, contre-amiral en 1862, il fut nommé gouverneur de Cochinchine en 1865. Il quitta le service actif en 1877.
6F. Roze et A. de Rességuier travaillaient sur le manuscrit d'A. de Falloux qui devait réunir plusieurs de ses discours et brochures. L'ouvrage comprenait deux volumes qui seront publiés quelques mois plus tard sous le titre Discours et mélanges politiques, Paris Plon, 1882.
7Harcourt, Emmanuel d’ (1844-1924), diplomate et homme politique. Secrétaire d’ambassade, il devint secrétaire de Mac-Mahon lorsque celui-ci était devenu président de la République.
8Goritz ou Goritzia, ville italienne du Frioul, résidence du comte de Chambord.
9Sans doute l’abbé Couvreux.
