CECI n'est pas EXECUTE 11 juin 1882

1882 |

11 juin 1882

Ernest Naville à Alfred de Falloux

Neuchatel en Suisse. Faubourg du Chateau 9, 11 juin 1882

Monsieur,

Je suis, jusqu’au premier jour du mois de juillet, établi à Neuchâtel où j’ai été appelé pour un enseignement de philosophie. C’est là que la poste m’apporte vos deux volumes de Discours et mélanges1. La bienveillance que vous m’avez souvent témoignée m’autorise à penser que cet envoi est un don de votre bonté. Lors même que je serais dans l’erreur à cet égard, je tiens à vous remercier pour un ouvrage que j’ai ouvert avec le sentiment très précis d’une respectueuse sympathie. Je comprends, je sens profondément ce qu’il a fallu à votre âme de courage et de sentiment du devoir pour secouer le poids « du chagrin et des années ». Si j’avais le droit de formuler un jugement à votre égard, je me permettrai de dire que vous avez bien fait.

Un recueil, tel que celui que vous publiez, a pour moi une grande valeur.

Il renferme quelque chose de plus précieux qu’une histoire même bien faite ; parce qu’il conserve les documents qui sont la base de l’histoire vraie. Avec vos pages, on se retrouve dans le passé, sans l’interposition de voiles plus ou moins trompeurs, en réalité pleine et vivante. Dieu m’ayant fait naître dans une république, et hors du sein de l’Église romaine, il semble que je dois, sur bien des points, n’être pas d’accord avec vous. Et cependant, Monsieur, je crois pouvoir dire que, pour le fond des choses pour l’essentiel, ma manière de juger est bien voisine de la vôtre. Je le pensais, en feuilletant vos deux volumes, qui viennent de me parvenir, je me suis confirmé dans ma pensée. Dans mon petit pays, comme dans votre grande patrie, les gouvernements se proposent pour but d’établir une société sans religion. Cela se peut-il ? Plutarque pensait que non, et je suis de son avis. Que va-t-il donc résulter de la tentative dont nous sommes les témoins ? Notre siècle ne veut admettre que les vérités démontrées par l’expérience. Une expérience qui pourra être terrible lui démontrera, je le pense, que l’humanité ne peut pas vivre sans Dieu ; mais la crise peut être longue, et il est peu probable que nous en voyons la fin. Peut-être sommes-nous destinés à passer, pour un temps, par « l’abominable avenir » dont la sombre prévision clôt votre second volume. Le sentiment de la liberté dans la haute et belle acception du terme semble subir une profonde éclipse. Il en est ainsi en Suisse et en France, et je crains qu’il n’en soit aussi de même dans le reste de l’Europe. Chez nous, après les graves atteintes portées à la liberté religieuse, dans l’ordre des institutions, on menace la liberté des familles dans ce qu’elle devrait avoir de plus sacrée. Il se publie, en ce moment un projet de loi sur l’instruction primaire d’après lequel une école privée ne pourrait être ouverte que par un homme agréé par le gouvernement ; et cet homme agréé ne pourrait user que de livres approuvés par le gouvernement. J’espère encore que ce projet ne sera pas accepté par les chambres, et sera refusé par le peuple. Si les chambres l’acceptent ; mais qu’on ose le proposer, c’est déjà un signe des temps.

Si vous risquez de « tomber victime de feux croisés » laissez-moi vous dire qu’il est des hommes qui comprennent et honorent votre courage, et veuillez agréer l’assurance de mon bien sincère et respectueux dévouement.

Ernest Naville

1Falloux venait de publier Discours et mélanges politiques, Paris, Plon, 1882, 2 vols.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «11 juin 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 12/06/2020