CECI n'est pas EXECUTE 29 décembre 1872

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29 décembre 1872

Saint-René Taillandier à Alfred de Falloux

Paris, 29 décembre 1872

Monsieur le comte,

J’ai eu l’honneur de voir M. Vitet1 lundi dernier ; il m’a reçu avec la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée, il m’a parlé de son embarras, de ses perplexités, à cause de son attachement à la famille de Broglie et de ses relations avec M. de Vieil-Castel2. Il ne me paraissait pas cependant qu’il fut décidé à voter pour mon compétiteur ; son embarras même, exprimé avec une grâce bienveillante me semblait de bon augure. Quant à l’idée d’une retraite cette année au profit d’une occasion ultérieure, M. Vitet ne m’a rien dit, et je dois avouer qu’il m’eût été bien difficile d’y souscrire. Si ce conseil m’eut été donné au début de la campagne, je vous aurais demandé votre avis et je me serais empressé de le suivre ; mais les choses étant engagées comme elles le sont, je suis persuadé d’avance que vous jugerez cette retraite impossible. De même que, l’année dernière, vous avez bien voulu, vous et vos amis, me confier l’honneur de tenir votre drapeau, il y a aujourd’hui un certain nombre d’académiciens qui m’opposent à M. de Vieil-Castel par des raisons auxquelles ils tiennent beaucoup. Ils disent que l’académie est surchargée de travail par suite des fondations qui se multiplient d’année en année et qu’il lui faut des membres utiles, des membres qui soient dans la force de l’âge et qui puisse apporter un concours actif à toutes les commissions. Ils craignent que M. de Vieil-Castel ne soit pas, à ce point de vue de l’activité académique, une recrue avantageuse. Ils voteront pour moi parce qu’ils comptent avoir en moi un collègue laborieux ; M. de Sacy3 et M. Cuvillier-Fleury, sans parler de plusieurs autres, sont très attachés à cette manière de voir et je représente aujourd’hui leur cause, comme je portais votre noble drapeau l’année dernière. Si je me retirais, la question ainsi posée, je manquerais à ce que je leur dois. Ajoutez à cela que je ne retrouverais pas pour un autre fauteuil un certain nombre de voix sur lesquelles je puis compter cette fois-ci. La succession du Père Gratry éloignant les candidatures de MM. About4, Alexandre Dumas fils5 etc. j’ai obtenu la voix de M Émile Augier6, de M Jules Sandeau7, que je ne retrouverai pas dans une autre circonstance. Il est vrai qu’alors je gagnerai les suffrages de M. de Broglie et de ses amis. La vraie raison c’est que je suis lié par l’adhésion de M. de Sacy, de M. Cuvillier-Fleury, qui repoussent très décidément M de Viel-Castel par les raisons ci-dessus indiquées.

Voici comment les choses se présentent en ce moment :

pour M. de Viel-Castel :

MM. Guizot, De Broglie, d’Haussonville, Saint-Marc Girardin, Mignet, Marmier, Vitet, Ségur,

Pour moi : MM. de Falloux, de Laprade, de Noailles, de Carné, de Champagny, Auguste Barbier, Octave feuillet, de Sacy, Cuvillier-Fleury, Emile Augier, Jules Sandeau, Claude Bernard, Patin, Nisard (?).

Restent 8 voix, qui décideront du résultat final. Messieurs Thiers, de Rémusat, Dufaure, Jules Favre, Duvergier de Hauranne, Legouvé, Jules Janin, Camille Rousset.

 

Je n’ai pu voir M. Thiers que dans une des soirées de l’Élysée ; je l’ai prié de recevoir la visite de candidats ; il m’a répondu quelques mots de politesse bienveillante mais sans me laisser voir ce qu’il pensait. Ses amis croient qu’il ne viendra pas voter, je n’ai rencontré ni M. Rémusat, ni M. Dufaure, ni M. Duvergier de Hauranne8, M. Jules Favre9, à qui j’ai été recommandé par mon cousin M. Allou, le grand avocat m’a très bien accueilli, mais sans me faire de promesses. M. Legouvé10, favorable d’abord à M. Dumas, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, m’avait dit que très probablement il me préférerait à M. de Viel-Castel ; mais je n’ose compter sur lui, tant il est mobile ! M. Camille Rousset11 quoique très dévoué à Messieurs Guizot et de Broglie a refusé de s’engager d’avance à M. de Viel-Castel, voulant garder sa liberté jusqu’à la dernière heure. C’est lui-même qui me l’a dit. M. Jules Janin12 m’a donné de très bonnes paroles ; viendra-t-il voter ? Je ne crois pas qu’ils le puisse ; il est cloué sur son fauteuil par de cruelles infirmités.

M. de Carné13 que j’ai vu hier soir à l’Élysée m’a dit que M. Guizot était gravement atteint, et qu’il ne pourrait ni recevoir ni sortir de tout l’hiver. Il ne croit pas qu’il puisse songer à prendre part au vote. D’autre part, on m’a dit chez M. Guizot, même qu’il allait

 

une page manque

 

mois de novembre, ayant été pris tous les jours par les examens de la faculté des lettres. Je me suis mis à l’œuvre au premier jour de décembre, puis est arrivé à candidature qui a bouleversé ma vie il ! me reste encore quelque page à écrire pour terminer cet humble article ; puissiez-vous être dédommagé de ce retard en éprouvant à lire mon travail le plaisir que j’éprouve à le faire !

Veuillez agréer, M le comte, l’hommage de ma profonde reconnaissance et de mes sentiments respectueusement dévoués.

Saint-René Taillandier

1Vitet, Louis Ludovic (1802-1873). Ancien élève de l’École Normale Supérieure, il collabora au Globe et publia divers ouvrages. Élu député de Bolbec (1834), il devint vice-président du Conseil d’État. Le 8 mai 1845, il entra à l’Académie française. Député à la Législative, il siégea avec la droite monarchiste. Il se retira dans la vie privée après le coup d’État. En 1871, il se fit élire à l’Assemblée Nationale. Il publia plusieurs ouvrages dont De l’état actuel du christianisme en France, en 1867.

2Viel-Castel, Charles-Louis-Gaspard-Gabriel de Salviac, baron de (1800-1887), homme politique et historien. Directeur de affaires politiques au ministère des Affaires étrangères pendant la monarchie de Juillet, il rentra dans la vie privée après 1848. Auteur d'un Histoire de la restauration en 20 volumes (1870-1870), il collabora à plusieurs reprises à la Revue des Deux Mondes.

3Sacy, Samuel-Ustazade-Silvestre de (1801-1879), écrivain et homme politique français, il fut nommé conservateur à la Bibliothèque Mazarine en 1836. Fils du célèbre orientaliste, il fut critique littéraire au Journal des Débats où il rédigea une grande partie des articles politiques jusqu'au coup d’état du 2 décembre se consacrant alors uniquement aux questions littéraires. Élu à l’Académie française en 1854, il entra au Sénat en 1865 bien qu’il ait été élu comme opposant au régime impérial.

4Directeur du XIXe Siècle, très anticlérical, Edmond About (1828-1885) s'était porté candidat à l'Académie française. Battu à deux reprises, la première fois contre A. de Broglie, puis contre le comte de Pongerville, il sera élu le 24 janvier 1884.

5Alexandre Dumas fils (1824-1895), auteur dramatique et romancier, il avait été élu à l’Académie française le 29 janvier 1874.

6Augier, Émile Guillaume Victor (1820-1889), poète et auteur dramatique, il obtint un prix Montyon pour sa comédie Gabrielle. Disciple de François Ponsard il était partisan de « l’école du bon sens » en réaction contre le drame romantique.; ses principales œuvres qui illustrent pour la plupart la morale bourgeoise sont La Ciguë (1844), Philiberte (1853), Les Effrontés (1861), Le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), Paul Forestier (1868), Madame Caverlet (1876), et, en collaboration avec Jules Sandeau, Le Gendre de M. Poirier (1854) ; il collabora aussi avec Labiche. Plusieurs fois candidat à l'Académie, soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée, Sainte-Beuve, il fut élu le 31 mars 1857, par 19 voix contre 18 à V. de Laprade, candidat de V. Cousin, Montalembert, etc. Ce fut la voix de Musset qui assura l'élection d’Émile Augier. Il fut nommé sénateur à la fin de l'Empire ; il était Grand-Officier de la Légion d'honneur.

7Sandeau, Jules (1811-1883), romancier et auteur dramatique. Conservateur de la Bibliothèque Mazarine en 1853, puis bibliothécaire du palais de Saint-Cloud, il était l'ami de Georges Sand et un habitué du salon de la princesse Mathilde. Il avait été élu au fauteuil de Charles Brifaut, le 11 février 1858.

8Prosper-Léon Duvergier de Hauranne, (1798-1881), membre du groupe des « Doctrinaires », il collabora au Globe et à la Revue française. Député du Cher de 1831 à 1848, il participa à la campagne des banquets contribuant à la Révolution de Février. Il fut élu à la Constituante et à la Législative, il siégea à droite et combattit la politique de l’Église. Emprisonné après le coup d’État puis libéré, il partit peu après en exil. Rentré en France en août 1852, il se consacra à la rédaction d’une importante Histoire du gouvernement parlementaire en France en 10 volumes et entra à l’Académie française. Après la chute de l’Empire, il avait été un partisan actif de Thiers.

9Favre, Jules (1809-1880), avocat et homme politique. Il devint vite l’un des chefs les plus célèbres du Barreau de Paris, principalement dans les affaires politique. Ardent républicain, il fut secrétaire général au ministère de l’Intérieur, en 1848, sous Ledru-Rollin. Élu lors des élections partielles de 1858, il devint l’un des chefs de l’opposition républicaine au Corps Législatif. Avec quatre autres républicains (Ollivier, Darimon, Hénon, Picard), il forma, à partir de la session de 1859, le groupe dit des Cinq, opposition majeure à l’empire autoritaire jusqu’en 1863. Il fut réélu en 1863. Après la chute de l’Empire, il se vit confier le poste de ministre des Affaires étrangères ; il se chargea d’organiser la résistance aux Prussiens et négocia un traité de paix.

10Legouvé, Ernest Gabriel Jean-Baptiste (1807-1903), auteur dramatique et essayiste. Fils de l'académicien Jean-Baptiste Legouvé (1764-1812), il avait obtenu, en 1827, le prix de l'Académie pour son poème, Découverte de l'Imprimerie. Il était membre de l'Académie française depuis le Ier mars 1855.

11Camille Rousset (1821-1892), auteur d'ouvrages militaires.

12Jules Janin (1804-1874), journaliste critique, il collabora à plusieurs organes de presse, notamment au Journal des Débats, la Revue des deux mondes et au Figaro.

13Carné, Louis Joseph Marcein comte de (1804-1876), historien et journaliste légitimiste ; attaché et secrétaire d'ambassade sous la Restauration ; il s’était rallié à la Monarchie de Juillet. Il fut un de ceux qui collaborèrent au Correspondant dés sa fondation. Député du Finistère (collège de Quimper) de 1839 à 1848, il appartint au Parti social de Lamartine, puis défendit les intérêts catholiques. Sous le Second Empire, il collabora au nouveau Correspondant, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes et à la Revue Européenne. Il avait été élu à l’Académie le 23 avril 1863 contre Émile Littré.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 décembre 1872», correspondance-falloux [En ligne], 1872, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 26/11/2020