CECI n'est pas EXECUTE 5 juin 1880

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5 juin 1880

Augustin Sicard à Alfred de Falloux

Paris le 5 juin 1880

Monsieur le comte,

Combien de fois n’ai-je pas regretté depuis un an que la providence ne n’ait pas fait naître dans le voisinage du Bourg d’Iré. Je me serais souvent donné le plaisir de venir vous surprendre dans votre solitude, et de vous ravir quelques-uns de ces moments d’entretien qu’on se dispute à Paris. Ici vous êtes entouré, cire convenu, enlevé et nul ne s’en réjouit plus que moi. Au bonheur que j’éprouvais dans la salle de la rue de Grenelle en vous voyant acclamé par le vaste auditoire qui était venu ici pour vous faire fête, j’ai pu mesurer ce qu’il y avait dans mon cœur de respectueux et permettez-moi d’ajouter d’affectueuse sympathie.

Un instant, on a espéré vous voir à Saint Philippe [du Roule]1 pour le mariage de Mlle Lavedan. L’assistance était nombreuse et fort bruyante. J’ai fait connaissance avec M. Boucher2 et j’espère continuer de le voir. Je me sens vivement attiré vers cette nature pleine de droiture.

Voilà donc votre évêque député. Je n’ai pas été peu étonné de le voir se placer pour les prochaines élections sur le terrain des libertés publiques. Qu’est-ce que cela veut dire. Aurait-il trouvé son chemin de Damas en entrant au parlement et serions nous appelés à le voir changer encore. Cette conversion à laquelle je ne crois pas serait dans tous les cas fort récente. Vous avez du lire dans l’Univers une lettre de lui au père Ubald où il anathémise les catholiques libéraux. L’inimitable Figaro lui a rappelé fort à propos que vous êtes à la fois un grand chrétien et un grand libéral. La raison finira bien par avoir raison, comme disait Pascal. Dans le discours prononcé au cirque le 28 juin et reproduite par l’Univers vous avez pu lire un dithyrambe de M. Lucien Brun3 en faveur de la liberté. M. Chesnelong lui-même qui a le tort de parler toujours en prédicateur, qui pense ne pas tomber dans l’hérésie en prononçant le mot de liberté, dit liberté chrétienne, M. Chesnelong a osé avouer qu’il y a du bon dans les principes de 89.

J’aurais un projet qui vous paraîtra téméraire, parce que je n’ai pas encore l’autorité suffisante pour le traiter. Ce serait de faire un livre dont le sens sinon le titre pas serait : Le clergé de France et la société moderne.

On nous assourdit de doléances sur les malheurs de notre temps et on vante un temps passé qu’on ne connaît pas. On pourrait comparer les moyens d’action et de défense qu’avait la religion avant 89 avec ce qu’elle a aujourd’hui et conclure qu’à tout prendre la situation actuelle est bien meilleure. Ce qui serait le côté neuf de mon travail, ce serait la comparaison incessante avec l’ancien clergé de France que j’ai étudié à fond. Les théologiens ont cent fois traité et en pure perte ce qu’ils appellent la thèse, mais en se tenant dans l’hypothèse c’est-à-dire sur le terrain des faits, on pourrait être précis et peut-être apporter les arguments qui n’ont pas encore été donnés. Il n’est pas mauvais que ces choses soient dites par un prêtre et je ne craindrais nullement pour ma part de prendre en ces discussions nécessaires ma part de responsabilité. <cinq mots illisibles> comme on dit : je le traiterais avec amour, je pourrais y donner ma mesure, tandis que les matières que je traite actuellement et où l’érudition domine me fatiguent et m’amenuisent. Il faut cependant de la persévérance et mener à bonne fin le travail commencé.

Encore trois ou quatre articles et je compte réunir le tout dans un volume qui aura pour titre : Cinquante ans de révolution dans l’instruction publique.

J’ai envoyé à M. Lavedan un article dont j’ai déjà corrigé les épreuves ; je lui remettrai la suite un de ces jours. C’est la preuve par l’expérience de la révolution de votre thèse. Vous avez pu remarquer que M. Bocher4 à la fin de son discours a conclu absolument comme vous. J’assistais à cette séance ainsi qu’à celle de la veille où ont parlé les duc Pasquier et de Broglie. De Broglie a parlé avec sa supériorité ordinaire. Quant à Monsieur le duc Pasquier, c’est un tempérament et parmi les discours que j’ai entendus dans une vie, sa harangue dite avec vif cœur et passion est une de celles qui m’ont causé le plus d’émotion.

Ces discours, ces résistances légales les manifestations qui ont eu lieu à Paris, prouvent qu’il y a encore de la foi en Israel. Ce doit être pour vous en particulier une grande consolation. Vous pourrez dire avec les grands chrétiens qui ont été vos compagnons d’armes : non in vacum laboravis. On ne sait pas trop ici ce qui va arriver demain. L’Histoire de France est un drame perpétuel et <illisible> pour nous apporter de nouvelles émotions. Il m’arrive de divers côtés que M. Grevy trouve qu’on a recruté assez de religieux, mais son opinion compte-t-elle et puis vous devez être mieux renseigné que moi. Les congrégations sont une liberté qu’il faut défendre à tout prix. Plusieurs comme les jésuites, les dominicains seront bien difficiles à remplacer ; mais à côté d’elles, il y en a d’autres qui pullulent à Paris et en province et qui pourrissent la dévotion des fidèles par des mièvreries et des pratiques ridicules. Celle-ci je ne les plains pas.

J’ai presque à m’excuser en finissant, Monsieur le comte, de vos écrits est une si longue lettre. Vous y trouverez du moins l’expression confiante de mes petits projets et aussi de mon inaltérable dévouement.

Augustin Sicard

 

1Eglise de Paris.

2Boucher Auguste (1837-1910), professeur et journaliste. Collaborateur du Journal du Loiret à partir de 1871, il était entré au Français et au Correspondant en 1875. Installé à Paris, il organisa le bureau de presse du comte de Paris. Peu après le décès de son épouse, il épousa, en 1877, la fille de Léon Lavedan.

3Brun Henry Louis Lucien (1822-1898), avocat et homme politique. Collaborateur de La Décentralisation de Lyon et de La revue catholique des institutions et du droit, il y défendit une fidélité inconditionnelle au comte de Chambord et à l'ultramontanisme. Élu en 1871 dans l'Ain, il fut l'un des quatre députés que le comte de Chambord avait désigné pour être les interprètes de sa politique. Élu sénateur inamovible en 1877, Lucien Brun fut, en 1875, l'un des fondateurs de la faculté libre de droit de Lyon.

4Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «5 juin 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1880,mis à jour le : 01/12/2020