CECI n'est pas EXECUTE 2 février 1860

Année 1860 |

2 février 1860

Christophe de Lamoricière à Alfred de Falloux

Prouzel1 (Somme), le 2 Février 1860

Monsieur,

Je vous dois depuis longtemps une réponse des remerciements. La vie errante que j’ai menée depuis trois mois m’a empêché de vous écrire mais non de lire votre charmant ouvrage qui a fait les frais de vos soirées à L’Isle2, à Noyant et à Angrie où ma femme et mes filles étaient réfugiées fuyant l’épidémie qui a désolé le Louroux3 où j’allais de temps à autre passer quelques jours.

Le monument que vous avez élevé à Madame Swetchine est digne d’elle et digne de vous4. Il eut pu seul vous ouvrir les portes de l’académie si vous ne les eussiez déjà franchies. On lisait votre ouvrage au coin du feu, l’auditoire vous est connu. Pour vous dire vrai il y avait des parties où la métaphysique un peu nuageuse de l’héroïne faisait désirer le moment où l’historien prenait la parole. Mais quand est venu l’épisode de l’avenir, les lettres et les relations échangées avec M. de Montalembert, le père Lacordaire etc., Madame Swetchine reprenait sa place à côté de vous.

J’avais bien pour mon compte de temps en temps quelques réserve à faire au point de vue politique et, ce qui vous étonnera plus, au point de vue religieux. Ainsi pour vous parler franchement, je n’aime pas cette confiance un peu présomptueuse avec laquelle on établit un salon comme antichambre du paradis. L’auteur de l’irritation juge quelque part ceux qui font ainsi leur nid dans le ciel. Ce sont ceux qui auraient le moins le droit d’être sévères qui parfois le sont le plus. Mais quand on pose pour la sainteté n’a-t-on pas le droit de vous demander la perfection.

Ceci est fort écourté et fort indigne du sujet, mais j’ai hâte de vous parler de votre dernier article du Correspondant. Ici je n’ai pas de réserves à faire et je vous félicite de tout cœur. Ce numéro est des plus nourris, Monsieur A. De Broglie, de Corcelles et Monsieur Cochin se sont surpassés. Seulement j’ai bien peur qu’une grosse partie du public ne vous réponde il est trop tard.

Votre article n’a que huit jours5 et déjà il est vieux, preuve que les choses vont vite. Le pape avec une audace et un talent qui touche à l’inspiration, vient de dissiper tous les nuages et comme vous le disiez n’y a plus de milieu entre la claire vue et la connivence.

Menacé par son peuple, gardé par les soldats de Napoléon III, Pie IX prend l’offensive contre celui-ci et l’oblige à se recueillir. Le Moniteur n’a encore rien répondu à l’encyclique qui le prend à partie. On parlait vaguement d’un schisme, le pape6 pose la question et met le marché à la main, et comme ne s’attendait pas à tant de hardiesse et de courage on est déconcerté, on se met en faveur et on hésite. « Fais ce que dois, advienne que pourra » Fidèle à cet adage le pape doit avoir la conscience en repos, mais que va-t-il advenir ? De très grands malheurs, je le crains en Italie et en France. L’empereur chef de la religion, c’est une combinaison qui ne sera acceptée que par ceux qui ne croient ni à Dieu ni au diable. La masse en rira et comme on ne détruit que ce qu’on remplace, l’édifice catholique restera debout. Le vieil esprit des ligueurs vit plus qu’on ne croit dans ce pays qui a été baptisé 10 fois. On peut y être dissipé, libertin, philosophe ; protestant jamais. Quant à l’avenir l’oeil se trouble en y regardant et nous avons vu s’accomplir depuis 10 ans tant de choses que nous jugions impossible que nous ne pouvons avoir grande conscience dans nos prévisions, sur les faits secondaires surtout. Je pense donc comme vous qu’il faut se borner à chercher chaque jour quel est le devoir, et à l’accomplir sans sourciller et quand même.

Vous avez un moyen et c’est quelque chose ; la tempête qui commence le grossira. Le libre-échange fait déjà regretter à bien des gens les temps de libre discussion. Ne craignez pas de parler de liberté, le temps vient où ce mal vous ralliera du monde. L’Univers étant mort7 il serait désirable que les communications directes de Rome qui lui étaient faites arrivassent à votre journal. Prenez garde toutefois de vous faire tuer, à moins que le cas n’en vaille la peine. L’article de Monsieur A. de Broglie est magnifique et m’a fait un grand plaisir, celui de Monsieur Cochin est très bien, je n’avais rien vu de lui qui en approchât; mais, par le temps qui s’annonce il faut engager ces MM. à faire des brochures à leurs risques et périls et ne pas compromettre le bataillon qui doit avoir des tirailleurs dont on applaudit d’autant plus les prouesses qu’ils combattent seuls et ne compromettent qu’eux.

Milles compliments.

Gal de la Moricière

1Le châtelain de Prouzel, propriété du général de Lamoricière où il décèdera le 11 septembre 1865.

2Château de l’Isle-Briand, au Lion d’Angers (Maine-et-Loire), propriété de Charles Emmanuel d’Andigné de Mayneuf.

3Le Chillon, la propriété des Lamoricière est au Louroux-Béconnais (Maine-et-Loire.

4Falloux venait de publier, Madame Swetchine, sa vie, ses œuvres, Paris, A. Vaton, 1860, 2 vol.

5Le Correspondant du 25 janvier comprenant tous les articles dont il est ici question était une véritable charge contre la politique italienne de Napoléon III.

7L'Univers de Veuillot, avait été suspendu le 29 janvier 1860 par le gouvernement impérial. Il sera remplacé peu après par Le Monde.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «2 février 1860», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1860,mis à jour le : 18/12/2020