CECI n'est pas EXECUTE 31 décembre 1863

Année 1863 |

31 décembre 1863

Victor de Laprade à Alfred de Falloux

Lyon, 31 décembre 1863

Mon très cher confrère et ami.

Savez vous quelle faute on veut faire commettre à notre majorité académique ? Une saison pareille à celle qui a failli ouvrir nos portes à M. C[amille] Doucet1. Pour cette fois M. Guizot a renoncé à M. Cuvillier-Fleury, mais voilà qu’on suscite une autre candidature, très honorable sans doute et qui dans un autre moment aurait mon entière sympathie, celle de M. Léonce de Lavergne2. Après trois élections à physionomie politique, faites du moins dans la plus haute et la plus grave littérature, c’est je crois une nécessité pour l’académie de faire aujourd’hui une concession à la poésie, à la littérature légère à celle enfin dans laquelle une partie de la presse et du public voudraient circonscrire nos choix. Je ne partage pas, vous le savez, cet engouement pour l’homme de lettres de profession. Mais il me semble que dans le moment où nous sommes, l’académie ferait une faute énorme en choisissant la classe des sciences morales et politiques. Il nous faut un poète, un homme imagination, un critique mais, uniquement littéraire. En mettant de côté, un moment, toute mon affection pour Autran3, je trouve que nous avons là un candidat tel qu’il faudrait l’inventer s’il n’existait pas. Un caractère dont nous sommes parfaitement sûr religieusement et politiquement, un poète pur, sans ombre de politique, un homme très bienveillant, très inoffensif et fort aimé dans la presse. En nommant un écrivain politique nous soulèverions contre nous des clameurs universelles.

Moins haut placé dans le rayon de la politique du monde que nos illustres confrères qui voient les choses d’en haut comme les rois, je vous assure qu’un choix politique ou simplement politique et moral nous ferait abandonner par une grande partie du public qui nous soutient. Il ne faut pas trop trop tendre les situations. L’académie doit éviter de provoquer dans l’opinion un 24 février pour n’être pas exposé à un 2 décembre. S’il y a quelques moyens de dissuader M. Guizot de la candidature de M. de Lavergne, je vous supplie d’y avoir recours. Vous êtes notre sagesse et notre force malgré ces cruelles souffrances qui privent tant de bonnes causes de votre action journalière. J’espère en vous pour sauver l’académie de cette lourde, très lourde faute qu’on veut lui faire commettre. Pourriez-vous convertir M. Guizot ? Dieu seul s’en réserve cette puissance. Sera-t-il du moins possible d’empêcher l’hérésie de se propager ? On m’assure que M. de Carné4 a déjà promis sa voix à M. de Lavergne. Je crois qu’il serait de bon goût de sa part de voter pour un poète. M. de Lavergne aura très peu de voix, mais son nom peut faire manquer l’élection comme l’a fait celui de M. Cuvillier-Fleury.

Il me reste bien peu de place pour finir par où j’aurais du commencer et vous dire quelle reconnaissance et quelle affection je garde et vous envoyer tous mes souhaits les plus ardents de nouvelle année et de nouvelles santé.

V. de Laprade

1Doucet, Camille (1812-1895), directeur général de l’administration des théâtres, élu à l’Académie française le 7 avril 1865, secrétaire perpétuel en 1876.

2Candidat soutenu par F. Guizot auquel il était lié depuis son entrée comme directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur (Rémusat) dans le gouvernement Guizot, Léonce de Lavergne ne sera en définitive jamais élu à l'Académie française. Lavergne, Léonce Louis Gabriel Guilhaud de (1809-1880), économiste, homme politique et homme de lettres. Après avoir entamé une carrière de rédacteur à la Revue du Midi et au Journal de Toulouse, il était entré au Conseil d’État (1842). Élu du Gers de 1846 à 1848, il sera réélu député de la Creuse à l'Assemblée nationale en 1871, siégeant avec le centre-droit. Il sera nommé sénateur inamovible en 1875.

3Autran, Joseph (1813-1877), poète français. Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il était soutenu par les catholiques, son ami V. de Laprade, Thiers et Mignet mais combattu par Guizot et les libéraux, le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes. Contraint de se retirer devant Octave Feuillet en 1862, il ne sera élu que le 7 mai 1868, en même temps que Claude Bernard.

4Carné, Louis Joseph Marcein comte de (1804-1876), historien et journaliste légitimiste ; attaché et secrétaire d'ambassade sous la Restauration ; il s’était rallié à la Monarchie de Juillet. Il fut un de ceux qui collaborèrent au Correspondant dés sa fondation. Député du Finistère (collège de Quimper) de 1839 à 1848, il appartint au Parti social de Lamartine, puis défendit les intérêts catholiques. Sous le Second Empire, il collabora au nouveau Correspondant, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes et à la Revue Européenne. Il avait été élu à l’Académie le 23 avril 1863 contre Émile Littré.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «31 décembre 1863», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1863, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 24/12/2020