CECI n'est pas EXECUTE 21 novembre 1881

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21 novembre 1881

Victor de Laprade à Alfred de Falloux

Cannes hôtel Cargest

21 novembre 1881

Mon très cher confrère et ami,

On m’a apporté à Cannes il y a près d’un mois. J’ai trouvé une température merveilleuse le vrai paradis je reste avec un redoublement notable de toutes mes douleurs et quelques-unes sont atroces. Que la volonté de Dieu soit faite. Mais je voudrais bien faire la nôtre à l’Académie française où je ne serai pas. On s’est enfin paraît-il décidé à nommer un poète, c’est bien temps. On m’affirme que les plus grandes chances sont pour l’israélite Manuel1 et j’en frémis ; non qu’il n’est un certain talent et qui plus est un talent honnête, mais il est juif et soyez certain qu’il l’est fortement avec une dose de vigoureuse horreur des cléricaux. Je le sais quoiqu’il soit prodigieusement fin habile et calme lui et sa femme, moi j’ai la même horreur pour les sémites. Je vois poindre leur empire par tout l’univers et je n’aime pas les empires. Un juif à l’Académie française me paraît le dernier germe de la nation. Je sais qu’il y en a eu à l’institut mais du haut de nos deux siècles et demi de noblesse, nous avons le droit et le devoir de mépriser l’institut et de ne rien faire comme lui.

Je vous affirme du reste une chose, un homme qui sait très bien son état depuis qu’il est incapable de le faire. Je connais bien tous ces jeunes poètes. Manuel qui est le plus vieux, malgré son honorable talent est celui de tous qui en a le moins. Mais il y a sur les rangs un poète de race, je vous le garantis comme très fort quoi qu’il n’ait pas fait il s’en faut de beaucoup tout ce qu’il est capable de faire et qu’il ait eu le malheur de débuter par un adorable petit chef-d’œuvre que savent toutes les bourgeoises le vase brisé. Sully Prud’homme2 est de beaucoup le plus vrai, le plus sincère, le plus profond, le plus original poète de tous ceux qui riment aujourd’hui. Je n’en excepte pas l’exécrable Hugo. Je sais qu’il pense assez mal mais il peut et avec une sincérité, une bonne foi acharnée et beaucoup plus d’esprit que l’honnête Littré. Je connais peu sa personne, je l’ai vu une seule fois, mais je connais par des documents certains son caractère, sa vie de famille etc. C’est une âme promise au bon Dieu, quoiqu’il ait traduit un livre de Lucrèce dont je l’ai beaucoup grondé, mais il cherche, il cherche et demande avec modestie, avec inquiétude ; il trouvera. Il a entre tous ces poètes vivants une verve que j’apprécie avec passion et n’a jamais écrit un vers, une rime pour la popularité. Il est à peu près le seul j’oserais dire, avec moi qui ait le mépris du vulgaire, ce qui ne l’empêche pas d’être très bon pour tous. Il n’écrit rien que pour sa conscience il est par malheur d’une santé très délicate et très noblement usée, il a fait héroïquement son devoir pendant le siège de Paris, je ne sais pas pourquoi le bon Dieu se plaît à briser les forces ou la vie de tant d’hommes qui lui feraient si grand honneur. J’en suis, au moins dans la politique, un très illustre, très douloureux et très cher exemple, Le triste cours des événements aurait pu peut-être être changé par cet homme si Dieu l’eut fait bien portant, comme cette brute d’Hugo qui fera le mal jusqu’à son dernier jour. Dans mon égoïsme, je me réservais un peu Sully Prud’homme pour mon propre fauteuil. Je crois qu’il est le seul de tous mes confrères de la lyre qui m’écrive aujourd’hui de si charmante lettre qui parlerait de moi franchement et sans l’ombre d’une perfidie. Mais avant tout il faut songer à l’honneur de l’académie et faire vite entrer Sully Prud’homme si c’est possible. Manuel est un homme très habile il est ancien secrétaire de Jules Simon. Toute la juiverie de Paris même de Vienne et vous savez qu’elles sont fortes, sont soulevées et intriguent en sa faveur. Je suis étonné que les <mot illisible> ne nous aient pas encore offert un million à chacune de notre voix. Ils trouveraient au moins un parmi nous qui a connu leur argent. Pardonnez-moi ces bavardages qui me font croire un moment que je ne souffre pas, et recevez toujours avec la même bonté l’assurance de ma bien tendre et respectueuse affection.

V. de Laprade

1Eugène Manuel (1823-1901), poète et romancier, il fut l’un des membres fondateurs de l’Alliance Israélite universelle. Il avait été chef de cabinet de Jules Simon en 1870.

2Prudhomme, René Armand François, dit Sully Prudhomme (1839-1901) poète, il sera le premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 novembre 1881», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1881,mis à jour le : 27/12/2020