CECI n'est pas EXECUTE 16 septembre 1854

Année 1854 |

16 septembre 1854

Charles Brifaut à Alfred de Falloux

Paris,16 septembre 1854

J’allais vous écrire, je taillais pour vous ma plume quand votre jolie lettre m’est arrivée, mon cher Alfred. Elle m’a mis en colère, non pas contre vous mais contre vos yeux ; c’est-à-dire contre l’état de vos yeux. Quoi vous en souffrez encore ! Mais revenez donc ici, consultez les hommes de l’art, délivrez ce pauvre prisonnier et ne vous endormez pas au bord du précipice. Votre sécurité me désole. Quand on a des ennemis, ne faut-il pas les combattre ? Je voudrais pouvoir entre les mains de quelques oculiste bien habile et bien expérimenté qui suivrait jour par jour à côté de vous les effets de ses prescriptions. Soyez persuadé que vous ne pouvez guérir en province et que Paris, qui est bon à tous, quand il est bon, vous redonnera des yeux pour écrire comme il vous a donné de l’éloquence pour nous sauver. Venons à la question du jour. Voici un fauteuil vacant, voici1 vingt ou trente prétendants. On vous a dit que l’académie cesse de s’enrichir d’hommes politiques, voulant appeler dans son sein à la littérature ; on vous a dit vrai. Cette décision n’a rien de fâcheux pour vous qui êtes docteur in utro que. Dans ce moment presque tous mes confrères courent les champs, sont aux bains ou promènent leur désœuvrement de château en château. On laisse dormir l’esprit d’intrigue pour suivre le démon de la chasse. Or, n’ayant pas tâté le pouls aux absents, je me suis rabattu sur les présents et je n’ai rien pu tirer ni de Viennet2 le mystérieux ni de Lebrun3 dont les chiens ne courent pas le lièvre avec moi. Dans la conversation à bâtons rompus, j’ai jeté votre nom en l’air : les uns l’ont laissé passer, les autres ont dit : mais oui, il faut voir. Mon enfant, pardonnez-moi ma familiarité de vieux radoteur, votre présence sera nécessaire ici dans deux mois ; on ne fait pas d’affaires à distance ; on ne se bat point par procuration. Venez quand il sera temps ; voyez, causer, charmez. On résiste toujours aux absents, jamais aux présents quand ils ont, comme vous, des armes pour vaincre. Vous me demandez où en est l’aimable duchesse4 dont les souffrances égalent les mérites. À peine osé-je vous en parler. Le bras, qui l’a tant fait souffrir, refuse maintenant tout à fait le service. On craint une paralysie ; elle se désole et nous donc ? Son propre mari vient de perdre le meilleur des frères ; il est au désespoir. Le comte de Blacas menacé d’une maladie de la moelle épinière, donne à toute la famille les plus grandes inquiétudes. Jamais tant de fléaux ne sont tombés sur une meilleure famille. Nous sommes tous dans la consternation. Que Dieu leur rende la santé, que l’académie vous donne le fauteuil et je me croirais dans le meilleur des mondes ; sinon, non.

Je vous embrasse comme dans notre bon temps et je m’incline devant les vertus et les charmes de celle qui fait le bonheur du meilleur des hommes.

Brifaut

1Fauteuil de l’Académie française. Falloux est alors désireux d’y entrer.

2Viennet, Jean Pons Guillaume (1777-1868), auteur dramatique et homme politique. Membre de l'Académie française depuis 1830. Après avoir commencé une carrière militaire, dans la marine, il entra en politique. Député sous la Restauration, il contribua à l’avènement de la monarchie de Juillet. Depuis 1848, il s'était retiré d la vie politique.

3Pierre-Antoine Lebrun (1785-1873), homme politique et poète. Député, sénateur et pair de France, il était membre de l'Académie française depuis 1828.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 septembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 15/01/2021