Année 1855 |
20 décembre 1855
Charles Brifaut à Alfred de Falloux
Paris 20 décembre 1855
Et moi, mon cher Alfred, que vous dirais-je ? Quel événement !, Quelle perte1! Je suis encore terrassé sur ce coup de foudre. Je tremble pour nous. Il s’était fait notre patron; il vous portait comme un aigle dans ses serres paternelles ; son affection vous couvrait fièrement et semblait dire : c’est mon élu, n’y touchez pas ; laissez-le passer, je le veux. Cependant, mon ami, je ne désespère pas de votre triomphe. Mais ne croyez pas que votre présence soit inutile ici. Il faut vous montrer, il faut qu’on vous sente prés de soi. Vous seul pouvait entretenir le feu sacré. Nous avons encore quelques jours à nous. Je vous permets de prendre un demi mois de congé ; après quoi, assurez-vous d’un noble courage ; venez discuter les armes d’Achille. Hélas ! C’est moi qui dois vous recevoir2 et cette bonne fortune m’attriste au lieu de me réjouir, vous devinez bien pourquoi. Je ne me console qu’en pensant que du moins cette mémoire sacrée pour nous, ne sera pas en pays ennemi. Un plus digne que moi aurais mieux loué l’illustre défunt, mais il n’aurait pas mis le même zèle que moi dans cette fonction qui m’est échue. Encore si j’avais conservé des forces, mais je suis accablé de maux ; toux opiniâtre, douleurs d’entrailles, tiraillement d’estomach [sic]. Voilà mon bulletin. Je ne suis qu’une portion de moi et il m’aurait fallu être un moi tout entier, encore ne serait-ce point assez. Cependant je ne veux point céder mon rôle. Tous mes confrères vaudraient mieux que moi, mais aucun n’aurait mon zèle. Aussi je reste en poste et je ne sais quoi me dit que Dieu m’a placé là pour vous dire vos vérités. Je vous les dirai, comptez-y et résignez-vous. Adieu ou plutôt au revoir.
Je vous embrasse en frère et en confrère.
Brifaut
Je suis aux pieds de la meilleure et de la plus aimée.
1C’est celle du comte Louis Mathieu Molé qui venait de mourir.
2Brifaut recevra Falloux le 26 mars 1857.
