CECI n'est pas EXECUTE 23 août 1856

Année 1856 |

23 août 1856

Charles Brifaut à Alfred de Falloux

Paris, le 23 août 1856

Mon cher Alfred

 

Vous êtes le dernier des Romains. Je vous admire et je vous envie. Quoi, chasser les marchands du temple et élever des bœufs, gagner des prix sur la terre et une place dans le ciel : voilà vous en êtes ! On n’a jamais tant mérité. Vous êtes un modèle dans le sacré et dans le profane. Sérieusement, vous rendez doublement service à notre espèce,et je ne connais personne qui ait tant fait pour son siècle. Et bien, à tous vos grands travaux, je voudrais pouvoir ajouter celui qui la couronnera merveilleusement, c’est votre discours académique1. Pour le faire bon, instructif, intéressant, il ne vous en coûtera rien que de dire à votre plume : va ! Je la connais cette plume j’ai vu de ses œuvres et j’espère bien en voir encore ; mais je crains de la voir s’engager trop avant dans la terrible carrière de la polémique. Vous êtes fait pour éclairer votre siècle mais non pour le fustiger.

Je ne sais sur quel plan vous voulez tracer l’éloge de votre illustre prédécesseur2 : il faut vous entendre pour ne pas verser dans la même ornière. Je veux parler peu des ouvrages ou plutôt de l’ouvrage qui avait frappé Napoléon et qui le disposa comme on fait, à en adopter l’auteur. Je me souviens qu’à cette époque je dînai chez Monsieur de Fontanes3 avec cet auteur, déjà fort en crédit à la cour et dans le grand monde. On causait sur tout et on causait bien. Je ne sais sur quel texte la conversation vint à rouler, mais dans un moment où Monsieur Molé élevait le talent de Monsieur de Fontanes aux nues, celui-ci lui répondit : Eh, Eh, je m’affaiblis et vous croissez. Alors si vous eussiez vu la figure du parlementaire s’illuminer, elle vous aurait dit tout le secret de sa légitime ambition. Ce tableau n’est jamais sorti de ma mémoire. C’était comme une apparition de l’avenir de notre Mathieu [Molé]. Il a rempli une noble carrière, quoiqu’on dise. On l’a souvent accusé d’ambition : on lui a reproché d’avoir servi tous les gouvernements ; mais qui pouvait-il servir ? Le grand Turc. Dans ces circonstances impérieuses a dit Monsieur de Boulet, le plus difficile n’est pas de faire son devoir c’est de le connaître. Plusieurs d’entre nous ont blâmé Monsieur Molé, né d’une famille parlementaire dévoué par tous ses antécédents, par tous ses souvenirs à une famille qui devait être sacrée pour lui, d’avoir suivi une ligne de conduite qui le séparait d’elle. Mais que l’on considère sa situation, qu’on réfléchisse que dans cette famille même, le plus saint des principes était de sauver le pays. Qu’on se demande ce qu’on aurait fait dans la position d’un Molé, quel serait la réponse ? Sauvons le pays et advienne que pourra.

Mais qu’est-ce que je fais là ? Du rabâchage. Ne m’imitez par, mon cher Alfred. Il est vrai que cela vous est impossible. Vous êtes capables de tout en bien. Vous écrivez comme vous parlez, avec une grâce une séduction qui vous font faire autant de conquêtes que j’en manque. Chacun son lot à adresser à Dieu.

Mettez mes hommages aux pieds de celle qui les mérite tous.

Pardonnez-moi mon rabâchage et vengez-vous de l’ennui que vous causent mes lettres par le charme que me procurent les vôtres.

Je baise la main du petit ange4.

1Falloux était en train de préparer son discours de réception qu’il prononcera à l’Académie le 26 mats 1857, reçu par Brifaut.

2Le comte Molé, décédé le 23 novembre 1855.

3Fontanes, Louis de (1759-1826), comte en 1808, puis marquis en 1817. Homme de lettres et homme politique. Président du Corps législatif (1804-1808), Grand Maître de l'Université de France (1808-1815). - Elu à l’ Académie française en 1803.

4Loyde de Falloux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 août 1856», correspondance-falloux [En ligne], Année 1856, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870,mis à jour le : 15/01/2021