1883 |
5 mars 1883
Albert de Broglie à Alfred de Falloux
Paris 5 mars 1883
J’espère, cher ami que vous ne vous fatiguerez pas à lire cette lettre et qu’elle ne vous sera remise qu’à l’heure où vous n’aurez rien de mieux à faire qu’à vous désennuyer un moment. Mais je veux absolument vous dire combien la rude secousse que vous avez soufferte a ennuyé tous vos amis, et quel plaisir ils sentent à savoir que vous n’en aurez bientôt plus que le souvenir. Si j’étais méchant je dirais que vous n’avez rien gagné à la solitude, et que le séjour d’Angers où tout vous excite la bile est pour quelque chose dans votre indisposition. Mais comme vous me répondriez peut-être que vous ne feriez pas beaucoup moins de mauvais sang à Paris ; aussi je me borne à vous prier de vous biens soigner pour ne pas nous priver des quelques bons jours que l’académie et la réception de l’évêque d’Autun1 nous font encore espérer.
Après nos grandes agitations du mois dernier nous voilà retombés pour quelque temps, et jusqu’à un nouvel imprévu, dans ce calme relatif pendant lequel les progrès du mal qui ronge la société s’avancent insensiblement. On va avaler le retrait d’emploi des peines comme l’expulsion des congrégations, retourner à la bourse et au théâtre. Le dégoût et la méfiance de plus en plus grand se traduisent de nouveau par un plus grand moment d’abstention autour des urnes électorales : la république deviendra, chaque jour davantage, sans qu’on s’y oppose, un gouvernement de sectaires isolé de la masse de l’opinion et du pays. Mais ce nouvel intermède peut durer encore quelques temps, et vous savez que je le regarde comme plus fâcheux que les crises violentes. Le Sénat a fait cette fois comme les autres le métier auquel il semble destiné ; en résistant quelques jours et en réduisant de quelques lignes l’étendue du mal qu’on lui propose de faire, il le rend plus supportable pour le public et lui fait avaler en deux fois en pilules ce que son estomac aurait rejeté si on le lui eût fait boire d’un seul coup. Je suis las plus que je ne puis dire de jouer un rôle dans cette triste comédie : d’autant plus que ne me croyant pas le droit de jouer au pire et de pousser à la catastrophe, je sais que moi et ceux qui peuvent et agissent comme moi font le jeu des opportunistes et sont au fond des gambettistes malgré eux.
Pardon de ce long verbiage je ne voulais que vous serrer la main et vous dire combien je vous aime.
Albert
J’ai vu le nonce2 assez longtemps, il y a peu de jours et sur sa demande : je ne puis vous dire combien j’en ai été content : il est impossible de n’avoir tenu langage plus prudent à la fois et plus désolé. Je n’ose pas dire que je crois que nous avons gagné au change.
1Mgr Perraud Adolphe Louis Albert (1828-1906), prélat. Prêtre de l'Oratoire de France en 1855, professeur d'histoire de l’Église à la Sorbonne en 1865, il fut nommé évêque d'Autun en 1874, puis cardinal en 1893.Normalien de la promotion About, Sarcey, Taine, Weiss, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages religieux, l'Histoire de l'Oratoire en France au XVIIIe et au XIXesiècle, de plusieurs études sur le cardinal de Richelieu, le Père Gratry, d'oraisons funèbres et de panégyriques. Il fut élu à l'Académie le 8 juin 1882 en remplacement d'Auguste Barbier qui avait exprimé, avant de mourir, le désir de l'avoir pour successeur, et reçu le 19 avril 1883 par Camille Rousset. Lorsque S. E. le cardinal Perraud arriva au conclave de 1903 qui suivit la mort du pape Léon XIII, le cardinal camerlingue le complimenta et le félicita d'appartenir à l'Académie française.
2Rende Camillo Siciliano di (1847-1897), prélat. Exilé en France avec sa famille, il avait fait ses études à Orléans, auprès de Mgr Dupanloup et à Rome. Évêque de Tricarico en 1877, archevêque de Bénévent en 1878, il fut le successeur de Mgr Czacki à la nonciature de Paris de 1882 à 1887.
