CECI n'est pas EXECUTE 5 février 1882

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5 février 1882

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

5 février 1882

Vous n’aurez que trop compris, cher ami, pourquoi j’ai tardé à répondre à votre lettre et surtout à son dernier paragraphe. Le bruit public aura fatigué vos oreilles de l’épreuve douloureuse par laquelle je passe en ce moment. Elle est de celles pour lesquelles, tout en comptant plus que jamais sur l’affection de ses amis, il est le plus pénible d’y faire appel. Est-ce une consolation ou une aggravation de pouvoir dire qu’en repassant les faits, avec la conscience la plus prompte à se faire des reproches mérités, je ne puis trouver aucun tort, pas même de légèreté, ni à mon fils pour être entré dans cette compagnie1 d’honnêtes gens, ni à moi pour ne pas l’avoir arrêté sur le seuil ? Cet excellent jeune homme après une jeunesse exemplaire, sans avoir donné ni à moi pendant son éducation, ni à sa femme depuis dix ans de mariage un instant de chagrin, éprouvait au moment de ma sortie des affaires, le désir d’occuper son activité. Nos échecs successifs lui avaient inspiré le dégoût (momentanée, je l’espère) des travaux politiques, philosophiques et littéraires auxquels son intelligence semblait le préparer. Mon nom lui fermait l’entrée, non seulement de toutes les carrières politiques, mais de toutes les grandes compagnies ayant la moindre dépendance de l’administration. Quand on est venu lui dire de s’associer à des noms sans tache, sous la direction d’un homme que les deux ambassadeurs de France à Vienne, Bonneville et d’Harcourt2 considéraient comme l’un des premiers et des plus probes industriels qu’ils eussent rencontrer, je ne me suis pas senti le courage de lui fermer cette porte. Malheureusement, les gens n’étaient que trop honnêtes et ne se sont pas mis assez en garde contre ceux en qui ils plaçaient la confiance. S’ils avaient <mot illisible> eux-mêmes ils auraient été plutôt avertis de l’usage qu’on faisait du crédit de leur compagnie. Il ne reste qu’à courber la tête sous cette volonté divine, qui sûrement a trouvé parmi les souffrances à nous imposer celle dont notre pauvre nature avait le plus besoin. Les conséquences de ce désastre sont encore difficiles à mesurer. Directement, jusqu’à présent il n’y a que très peu des intérêts pécuniaires de mon fils et absolument aucun des miens qui y soient engagés mais c’est le moindre côté de l’ennui.

J’ai été peu à l’académie ces derniers temps, mais j’ai fait demander à Pingard3 la liste des livres soumis aux prix de vertu et au concours Bordin4 et <deux mots illisibles> avec le nom des juges. Les ouvrages qui nous intéressent doivent être à l’une ou à l’autre de ces deux commissions, puisqu’ils ne figurent pas aux prix Gobert5 et Theroanne sur lesquels j’ai à prononcer. Je n’ai pas encore la réponse de Pingard. Mais vous pourriez toujours écrire un mot de recommandation à Rousset6 et à Caro7 qui en leur qualité de membres du bureau, font partie de toutes les commissions. L’ouvrage de M. de Biré8 est très distingué mais je suis heureux qu’il ne fut pas de mon ressort, parce qu’on aurait à faire à Mignet qui ne plaisante pas sur les Girondin9.

La situation politique est très très singulière. Le nouveau ministère quoique composé de tous les hommes qui ont faibli devant toutes les mauvaises influences et subi toutes les mauvaises pentes depuis dix ans et pourtant le premier qui essaye de marquer un temps d’arrêt. Persistera-t-il et réussira-t-il dans cette attitude ? Je l’ignore : il y est aidé provisoirement par la crise financière qui menace tout le monde et par la crainte de la dissolution que la chambre verrait fondre sur elle à la voix de Gambetta si elle se montrait incapable de soutenir un cabinet. Nous verrons.

Mille et mille tendres amitiés.

B

Je n’ai pas encore rencontré Rességuier.

1Banque catholique fondée en 1878 par Eugène Bontoux (1820-1904) et qui, suite à de multiples opérations de spéculation, allait s'effondrer en janvier 1882 entraînant avec elle la faillite de plusieurs agents de change de la Bourse de Lyon puis de la Bourse de Paris.

François de Broglie, son fils, comme beaucoup d’autres membres de l’élite catholique furent ruinés ayant confié une partie de leur fortune à cette banque.

2Harcourt, Bernard d' (1821-1912), diplomate. Ambassadeur à Rome (1871), à Londres (1872-1873) puis à Berne (1874-1876).

3Pingard, Antonius (1797-1885), chef honoraire du secrétariat de l'Institut de France.

4Bordin, Charles-Laurent (1761-1835), notaire à Paris. Il légua de l'argent à l'Académie française pour créer le Prix Bordin décerné depuis 1835 par les cinq académies composant l'Institut de France.

5Le prix Gobert est un prix de l'Académie française annuel. Il est remis dans le domaine de l'Histoire depuis 1834.

6Camille Rousset (1821-1892), auteur d'ouvrages militaires. Il avait été élu le 30 décembre 1871.

7Caro Elme Marie (1826-1887), professeur de philosophie. Disciple de V. Cousin, il publia plusieurs ouvrages de philosophie spiritualiste et fut élu contre H. Taine à l'Académie française le 29 janvier 1874 en remplacement de Ludovic Vitet.

8Biré, Edmond (1829-1907), avocat et écrivain. Historien et chroniqueur littéraire au Correspondant.

9Mignet est l’auteur d’une Histoire de la Révolution française en 2 vols, 1824.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «5 février 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 31/01/2021