CECI n'est pas EXECUTE 24 novembre 1881

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24 novembre 1881

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

Paris, 24 novembre 1881

C’est moi à mont tour, cher ami, qui ne comprends pas votre lettre ni celle que vous avez écrite à M. Doucet1 et qu’il vient de me montrer. Vous paraissez attribuer à un scrupule exagéré d’extrême droite la peine que certaines personnes éprouvent à l’idée qu’un évêque2 serait reçu par M. Renan3. Je ne puis cacher que je me sens absolument extrême droite à cet égard. Je ne m’accoutume point à la pensée de voir l’auteur de la Vie de Jésus dispensant à un laïque des douceurs perfides et tout le public des amis de Soury4 et de Paul Bert venant assister à cette exécution.

Si vous veniez comme moi de lire le dernier volume du dit Renan, sa manière d’assimiler Jésus Christ et Marc Aurèle, les martyrs de Lyon au Ier siècle avec les Canuts du 19e <mot illisible> pour l’Évangile nouveau du socialisme, et de proposer qu’on consacre par moitié aux uns et aux autres, la chapelle de Fourvières, vous comprendriez l’impossibilité d’aller au devant d’une pareille fièvre, et pour ma part, je déclare que rien ne me déciderait à y assister.

Vous me paraissez aussi ne pas vous faire une idée du genre de négociation qu’on aurait pu entamer avec Renan, pour le faire renoncer à son discours. Renan n’est pas un homme simple et loyal avec qui on puisse jouer carte sur table. D’abord il est très opposé, et ne le dissimule pas, à l’entrée de l’évêque5. Il est donc impossible d’aller lui demander des bons offices pour l’aider et encore plus difficile de lui dire : rangez vous pour le laisser passer parce que votre contact lui est impossible à supporter. Ou il refuserait avec une susceptibilité assez naturelle ou s’il acceptait, il s’en fera honneur dans les journaux et tiendra à bien établir que l’évêque n’est là que pour son bon plaisir. En outre, je suis convaincu qu’il se fait d’avance un malin plaisir de la séance où il tiendra le rôle de M. Guizot recevant le Père Lacordaire6. C’est une occasion de faire la roue et de déployer au soleil son plumage à mille couleurs qu’il ne voudra certainement pas manquer. J’en conclus, (cette fois comme vous) qu’à moins qu’on ait la sécurité absolue que il ne faut pas embarquer sur la foi d’une équivoque. Du reste Camille Doucet a dû avoir sa réponse aujourd’hui et je le verrai à la séance.

Mille amitiés, cher ami, j’espère bien qu’on pourra au moins vous entrevoir le jour de l’élection et je vous retiens à dîner ou à déjeuner comme vous voudrez le mercredi ou le jeudi de votre choix.

Albert

1Doucet, Camille (1812-1895), directeur général de l’administration des théâtres, élu à l’Académie française le 7 avril 1865, il sera nommé secrétaire perpétuel en 1876.

2Il s’agit de Mgr Perraud Adolphe Louis Albert (1828-1906), prélat. Prêtre de l'Oratoire de France en 1855, professeur d'histoire de l’Église à la Sorbonne en 1865, il fut nommé évêque d'Autun en 1874, puis cardinal en 1893.Normalien de la promotion About, Sarcey, Taine, Weiss, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages religieux, l'Histoire de l'Oratoire en France au XVIIIe et au XIXesiècle, de plusieurs études sur le cardinal de Richelieu, le Père Gratry, d'oraisons funèbres et de panégyriques. Il fut élu à l'Académie le 8 juin 1882 en remplacement d'Auguste Barbier qui avait exprimé, avant de mourir, le désir de l'avoir pour successeur, et reçu le 19 avril 1883 par Camille Rousset. Lorsque S. E. le cardinal Perraud arriva au conclave de 1903 qui suivit la mort du pape Léon XIII, le cardinal camerlingue le complimenta et le félicita d'appartenir à l'Académie française.

3Renan Ernest Joseph (1823-1892), écrivain et philosophe. Se destinant à la prêtrise, il fis ses premières études à l’école ecclésiastique de Tréguier (1832-1838). Il vint ensuite achever ses humanités à Paris, à Saint-Nicolas du Chardonnet dirigé alors par l’abbé Dupanloup. Entré au grand séminaire de Saint-Sulpice, il le quittera néanmoins deux ans plus tard. Agrégé de philosophie en 1848, il fut élu au Collège de France en 1862 avec le soutien des bonapartistes libéraux. L’année suivante, il publia sa Vie de Jésus dans laquelle il replaçait le Christ dans son milieu historique. L’ouvrage souleva de vives critiques parmi les catholiques qui obtinrent sa mise à l'Index. Mgr Dupanloup, son ancien professeur organisa même une cérémonie d'expiation collective à Notre-Dame. Un an plus tard, Renan fut contraint, sous la pression du gouvernement, de quitter sa chaire du Collège de France. Il entra à l’Académie française en 1878 et devint administrateur du Collège de France en 1883.

4Soury, Jules (1842-1915), historien, professeur à l’École pratique des Hautes Études. Républicain, il est très proche de Paul Bert et collabore à La République française fondée par Gambetta. Son engagement nationaliste et ses convictions antisémites l’amèneront à se séparer de certains de ses amis républicains.

5Dans ce contexte, le scrutin du 8 décembre 1881 dont il est ici question se fera sans la candidature de Mgr Perraud qui avait en définitive renoncé à se porter candidat.

6C’est lors de la séance du 24 juin 1861 que Guizot fit sa réponse au discours de réception du Père Lacordaire.


 


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «24 novembre 1881», correspondance-falloux [En ligne], 1881, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 02/02/2021