CECI n'est pas EXECUTE 1er novembre 1881

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1er novembre 1881

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

 

1er novembre 1881

C’est moi, cher ami, qui compterait parmi les bonnes heures de ma vie, celles que j’ai passées auprès de vous, dans cette belle demeure, aujourd’hui malheureusement bien vide mais où tout porte l’empreinte de la grandeur morale, et de l’élévation des goûts et des sentiments. J’y ai passé autrefois des moments heureux. Aujourd’hui on en revient meilleur. C’est une jouissance plus sévère qui ne permet d’en regretter aucune autre.

Je n’ai rien de bon à vous dire de ce que j’ai trouvé ici. L’esprit du Sénat, et dans le sénat, de la droite est déplorable, nous n’étions pas vingt-cinq sur les bancs de la minorité, le premier jour. Faire une interpellation dans ces conditions eut été une folie, et d’ailleurs, la majorité était résolue à ne pas l’admettre, et à nous renvoyer après la chambre des députés. Heureusement celle-ci s’est mise à l’œuvre et s’est hâtée de faire sa besogne préliminaire. La discussion sur les affaires de Tunis1 arrivera donc assez tôt pour expliquer notre silence. Mais il est fort à craindre qu’elle n’ait pas la grandeur et le retentissement désirable. Les assaillants dont l’esprit est à la fois étroit et violent se perdront dans des commérages et aboutiront à des exactions, au travers desquels la majorité trouvera manière de favoriser ses ministres de prédilection en choisissant quelques malheureux, comme Barthélemy St-Hilaire2 et le général Faire en qualité de haut émmissaires. L’effet politique sera manqué. L’attitude du Sénat ne permet aucune résistance sérieuse aux attaques dont il va être l’objet. À droite, les sénateurs en réélection ne songent qu’à leur situation compromise, et demandent en grâce qu’on ne les compromette pas davantage par un comité ou un manifeste qui contiendrait des noms ou des signatures peu agréables à leurs électeurs. À gauche, autant que j’en puis juger par les physionomies, on se propose de se faire si humble, si petit, si prêt à tout accepter qu’on mérite d’être épargné.

J’ai vu Lavedan et pris connaissance de ses projets qui me paraissent assez bien combinés. Je crains que M. Bontoux3, qui est évidemment très entreprenant ne les compromette en voulant

leur donner trop d’étendue. J’ai vu aussi le duc Decazes4 qui était à Paris à mon arrivée. Je crois qu’il va écrire directement à Monsieur de Damas pour lui demander qu’il a voulu désigner en parlant de conservateurs qui ont été à Versailles, au moment où le comte de Chambord y est venu lui poser des conditions.C’est un grossier mensonge, puisque personne n’a été voir le comte de Chambord à Versailles quand il y est venu, et que même personne, sauf quelques-uns de ses amis n’a été prévenu de sa présence. Nous verrons la réponse.

Adieu, Cher ami et encore mille amitiés bien tendres.

Albert

 

J’ai vu aussi Camille Doucet5. L’idée de remplacer M. Dufaure par un prélat réussit assez dans l’académie. Mais il faudrait que le candidat se mit en avant. Peut-on le lui conseiller ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1Depuis le 12 mai 1881, la Tunisie avait été placé sous le protectorat de la France.

2Barthélemy Saint-Hilaire, Jules (1805-1895), philosophe, historien et journaliste. Collaborateur du Globe à la fin de la Restauration, il était très proche de Thiers.

3Paul Eugène Bontoux (1820-1904), industriel, banquier et homme politique. Monarchiste et catholique, il avait fondé, en 1878, une banque catholique, L'Union générale, qui suite à de multiples opérations de spéculation allait s’effondrer en janvier 1882 entraînant la faillite de plusieurs agents de change de la Bourse de Lyon puis de la Bourse de Paris.

4Decazes et de Glücksberg, Louis de (1819-1886), homme politique. Élu député orléaniste de la Gironde à l’Assemblée nationale de 1871, il fut l’un des chefs de file du centre droit. Devenu ministre des Affaires étrangères (1873-1877), il dénoua la crise franco-allemande de 1875.

5Doucet, Camille (1812-1895), directeur général de l’administration des théâtres, élu à l’Académie française le 7 avril 1865, il sera nommé secrétaire perpétuel en 1876.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1er novembre 1881», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1881,mis à jour le : 02/02/2021