CECI n'est pas EXECUTE 7 février 1881

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7 février 1881

Alexandre Apponyi à Alfred de Falloux

Lengyel1 (comté de Tolna, Hongrie), 7 février 1881

Mon bien cher comte,

Ma mère m’a communiqué l’autre jour la lettre que vous lui avez écrite et je vois à mon grand regret que le service direct entre le Bourg d’Iré et Lengyel n’est pas organisée comme il devrait l’être. Jamais votre lettre ne m’est parvenue, j’espère ne pas avoir besoin de vous en donner l’assurance. Merci d’avoir pensé à moi ou plutôt d’avoir eu l’idée de m’écrire car je sais bien que le souvenir de mon cher père2 vous fait souvent penser à ses enfants comme je pense souvent de mon côté à son plus cher et meilleur ami.

J’aurais bien voulu mener ma femme3 en France et vous auriez pas eu besoin de venir à Paris pour nous voir. J’aurais retrouvé le chemin du Bourg d’Iré et ce n’est pas une indiscrétion j’espère si je vous promets d’y revenir ne fusse que pour une courte visite. Alex[andra]4 aura une véritable joie de vous voir et un voyage en Anjou n’a vraiment rien de bien effrayant. Mais l’affaire est de bouger, quand nous faisons un voyage c’est ordinairement pour aller voir ma mère5 et Hélène6, à part cela, excepté de courts séjours à Vienne et à Presbourg7 nous ne bougeons pas de notre coin.

Lengyel est devenu un établissement bien confortable, relativement même un bel établissement. Vous devez savoir par expérience ce qu’il y a à faire quand il s’agit non pas d’améliorer et d’embellir, mais de créer. Une chose entraîne l’autre et on finit par être pour ainsi dire l’esclave de son établissement qui vous intéresse, vous absorbe et vous éreinte même un peu si je puis me servir de ce mot.

La conséquence est fâcheuse mais naturelle, c’est qu’il faut tâcher de <mot ill> le moins possible tant qu’on est encore ainsi occupé de ce côté-là.

Il me serait impossible de vous dire combien ma chère Alex[andra] me rend heureux. Après bientôt trois ans de mariage je puis dire qu’elle ne m’a jamais causé le moindre petit chagrin ni le souci le plus passager et que je ne cesse de remercier Dieu tous les jours de m’avoir fait trouver une femme comme elle. Si je demande quelque chose au bon Dieu c’est bien à la condition de ne rien enlever du bonheur qu’il m’a accordé jusqu’ici.

Je me flatte que ma femme vous plairait, j’en ai la conviction et c’est une idée qui me fait plaisir. Je ne puis entreprendre de vous faire son portrait, mais j’espère que vous me croyez parfaitement sincère en vous parlant d’elle comme je l’ai fait.

Je ne me suis pas beaucoup occupé de politique ces derniers temps pour être beaucoup à Pech8 avec ma femme il me faudrait tout au moins un pied-à-terre ce qui compliquerait un peu l’existence pour le moment. Quant aux courses de quelques jours pour du <mot ill> nous sommes positivement trop loin. Nous avons 18 heures de chemin de fer !

Je médirais si je disais que je m’en plains. J’aime avec passion cette vie tranquille à la campagne et je me flatte que tout en m’occupant de mes affaires je suis plus utile ici que dans les salons de Pech voir même à la tribune – car je ne suis pas né <mot ill> hélas et je ne le suis pas devenu ! Vous m’avez un jour donné d’excellents conseils à ce sujet, dans le jardin du Bourg d’Iré. Je croyais encore à ma vocation à cette époque j’en suis revenu avec conviction. Je suis toujours grand bibliophile mais j’ai abandonné peu à peu la collection de livres rares et précieux en tous genres, comme peuvent le faire des Richards et encore des Richards habitant Paris pour me borner à collectionner des livres anciens sur la Hongrie. Je crois en toute modestie être à la tête d’une collection unique en son genre, et je m’occupe à rédiger un catalogue raisonné que je publierai très prochainement. Cela me met en rapport avec nos savants de Pech dont je connais plusieurs et dont la société je dois le dire, m’est infiniment plus agréable que celle de nos grands politiques. Nous passerons le mois de mars à Perth et je compte beaucoup m’y occuper de ce côté-là.

L’été prochain nous compterons sur le grand plaisir d’avoir ici Hélène avec son mari9 et tous ses enfants. Ce sera une vraie fête pour nous et nous jouirons bien plus d’elle qu’à Rome où ses nombreux devoirs l’absorbent tout naturellement. Ma bonne mère, vous le savez, est ici tous les étés, elle aime beaucoup Lengyel qui lui doit presque tout ce qu’il y a de jolies choses et tout ce qu’on y fait d’embellissement. C’est une grande joie de l’avoir avec nous la moitié de l’année. Dieu veuille nous accorder cette grâce longtemps encore !

Au revoir un jour j’espère au Bourg d’Iré, je suis bien sûr que j’y retrouverai le même accueil cordial et bienveillant d’il y a dix ans et que vous me conserverez jusque-là votre précieuse amitié.

Ma femme me charge de vous dire combien elle regrette de ne pas vous connaître et combien elle désire réparer cette faute.

N’oubliez pas votre bien dévoué.

Alexandre Apponyi

 

1Le château de Lengyel dans le comté de Tolna, en Hongrie, est la propriété de la famille Apponyi.

2Apponyi, Rodolphe II (1812-1876), diplomate. Il fut ambassadeur à Londres de 1856 à 1871 et de 1872 à sa mort.

3Alexandra Apponyi née Esterhàzy de Galàntha (1856-1930).

4Voir note supra.

5Anne Apponyi, née van Benckendorff (1818-1900).

6Hélène Apponyi, princesse de Borghese (1848-1914), sa sœur.

7Ville d'Autriche, aujourd'hui Bratislava capitale de Slovaquie.

8Ville de Hongrie, à 60 km de Lengyel.

9Paul Borghese-Aldobrandini (1845-?), époux depuis 1866 de sa sœur Hélène.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 février 1881», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République, CORRESPONDANCES, 1881,mis à jour le : 11/02/2021