CECI n'est pas EXECUTE 3 novembre 1880

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3 novembre 1880

Louis Buffet à Alfred de Falloux

Paris, le 3 novembre 1880

Mon cher ami,

Je m’empresse de vous remercier de la lettre si importante que vous avez bien voulu m’écrire. Je partage sur la plupart des points votre avis. Je pense, comme vous, que la déclaration, si injustement attaquée par plusieurs journaux religieux, n’a pas été assez vigoureusement défendue par les autres. Je ne suis pas moins convaincu que vous de l’absolue nécessité de ne mêler la cause de la religion avec aucune cause politique, si respectable qu’elle soit. Enfin, je pense aussi comme vous que l’on n’a pas suffisamment établi devant le public combien l’offre d’autorisation était peu sérieuse et même dérisoire, alors que cette autorisation ne pouvait être, en ce qui concerne les congrégations d’hommes, accordée que par une loi votée par une chambre des députés qui demandait, à grands cris, non la régularisation de l’existence de ces communautés, mais leurs dépouilles. Sur tous ces points importants, accord complet entre nous. Mais où mes doutes, je vous l’avoue, naissent, c’est sur la question de la demande d’autorisation. Dans l’hypothèse même où cette question serait encore entière et où l’on ne se retrouverait pas plus ou moins engagé par ce qui a été fait et dit jusqu’ici ; dans l’hypothèse si peu conforme à la réalité actuelle ou au lieu de nous trouver en face d’un gouvernement et d’une chambre manifestement hostile et haineuse, nous serions en présence de pouvoirs publics sympathiques et même bienveillants, j’hésiterais beaucoup, si j’avais un avis à donner, à conseiller aux congrégations d’abandonner le terrain, contesté, il est vrai, par nos adversaires, mais solide pourtant au point de vue du droit commun, pour le terrain très mouvant et très dangereux des privilèges et de la corporation. Il y a, dites-vous, des congrégations autorisées et il n’y aurait aucun déshonneur pour les autres à se placer dans les mêmes conditions. Sans contredit. Mais veuillez remarquer la différence. Les congrégations autorisées d’hommes et de femmes sont des congrégations enseignantes ou hospitalières, ayant, par conséquent, un but facilement appréciable par l’autorité civile, envisageant la question à un point de vue purement administratif et laïque, pour me servir du terme favori de nos adversaires. On comprend les statuts des frères et des sœurs de la doctrine chrétienne, des sœurs de Saint Charles etc. etc. vérifiés et en quelque sorte sanctionnés par des parlements composés de catholiques, protestants, de juifs, et de libres-penseurs. Ils pourront ne considérer dans ces statuts que ce qui a trait à l’enseignement et aux soins des malades. Mais vous représentez-vous les règles de Sainte Thérèse, de Saint-Augustin de Saint Dominique de Saint-François, de Saint Ignace, discutées dans nos chambres qui pourraient en demander la modification avant d’accorder l’autorisation ? On ne doit, en principe, accorder le très grand privilège de la personnalité civile, qu’à des associations qui ont un caractère incontestable d’intérêt public. Comment les législateurs ne se plaçant pas à un point de vue catholique, pourront-ils décider que des ordres contemplatifs sont une œuvre d’intérêt public ? Le temps me manque aujourd’hui pour vous exposer complètement mes pensées sur ce point auquel j’ai beaucoup réfléchi ; mais je ne vois que deux solutions possibles : ou bien laisser les ordres religieux complètement libres dans la liberté générale d’association, dans la liberté qu’accorde le projet de loi de M. Dufaure ou bien traiter avec le Pape1, faire un supplément au concordat qui ne s’est pas occupé des congrégations, qui ne les a certainement pas supprimées, comme le prétendent imprudemment nos adversaires ; mais qui ne les a point fait entrer dans le traité d’alliance et qui les a laissées dans le droit commun. Si l’on avait recours à ce second moyen, le traité réglerait tous ce qui a trait à la fondation et à l’existence des communautés. Les chambres auraient sans doute à sanctionner ce traité, s’il était fait ; mais elles n’auraient plus la tâche impossible et même absurde, étant donné leur composition, de statuer sur les cas particuliers et à propos de chacun de ces cas, d’intervenir dans des questions absolument étrangères à leur compétence.

Si nos amis étaient au pouvoir et en majorité dans les chambres, et si j’avais à opter entre ces deux systèmes, je ne désapprouverais pas le second, dans le cas où le souverain pontife le trouverait acceptable ; mais je vous avoue que le premier, à mon faible jugement, serait le meilleur et le plus sûr. Il y garantirait mieux, selon moi, l’avenir contre les vicissitudes et les éventualités auxquelles nous somment toujours exposées.

Non seulement en Amérique mais dans la protestante Angleterre, les congrégations se forment sans contrôle de l’autorité civile. Cette autorité ne les connaît ni pour les proscrire, ni pour les favoriser. Il y a cependant une loi existante le Bill même d’émancipation, qui punit l’affiliation de tout sujet anglais à un ordre religieux ; mais cette loi n’a jamais été et ne sera jamais appliquée. La demande d’application faite quelquefois la chambre des communes n’y a provoqué qu’une hilarité méprisante.

Pour revenir en terminant à la question de conduite dans les circonstances actuelles, et en tenant compte de l’état présent de cette grosse affaire, je vous dirai confidentiellement que le duc de Broglie que j’ai vu hier, est d’avis de déposer, au Sénat, dès le premier jour de la session, une demande d’interpellation sur les causes qui ont amené la retraite de M. de Freyssinet et la modification du ministère. Il pense que M. de Freycinet serait mis ainsi dans la nécessité de s’expliquer. Nous n’avons encore rien décidé sur ce point ; mais j’incline vers l’avis du duc de Broglie. Nous devons nous réunir chez lui demain, que pensez-vous de cette manière de procéder ? Croyez-vous qu’elle puisse favoriser ou contrarier le plan de conduite que vous indiquez ? Il est probable que si l’interpellation est déposée dans ces termes, elle embarrassera non seulement la question religieuse, mais aussi la politique extérieure. Car j’ai pour ma part la conviction que l’affaire des décrets a été le moyen dont on s’est servi pour mettre Freycinet2 dehors mais que la vraie cause a été la réponse implicite qu’il a faite à Montauban à la fanfare belliqueuse de Cherbourg3.

Je ne sais si ces lignes écrites en courant rendent clairement ma pensée mais je suis sûr que vous la débrouillerez.

Tout à vous de cœur

L. Buffet

 

 

 

 

 

 

2Freycinet Charles Louis de Saulces de (1828-1923), ingénieur et homme politique. Polytechnicien, il devint chef de l'exploitation de la Compagnie des chemins de fer du Midi. Collaborateur de Gambetta dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870-1871, il entra au Sénat en 1876 où il siégea avec la gauche républicaine. Le 14 décembre 1877, il entra dans le ministère Dufaure-Waddington où il occupa le portefeuille des Travaux publics. Président du conseil du 28 septembre 1879 au 19 septembre 1880, il occupe une seconde fois ce poste le 30 janvier 1882.

3La démission du ministère Freycinet eut lieu le 19 septembre 1880 suite à un dissentiment survenu au sein du conseil des ministres du 17 septembre 1880 au sujet de l’application des décrets du 29 mars contre les congrégations religieuses non autorisées. Préférant, contre l’avis de certains de ses collègues, se soustraire à un une protestation publique du Pape et de l’Église, Freycinet préféra démissionner. A Montauban, le 18 août 1880, il s’était montré partisan d’un apaisement sur cette question des décrets affirmant concernant les congrégations ; « Nous nous réglerons à leur égard sur les nécessités que fera naître leur attitude sans rien abandonner des droits de l’État ».


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 novembre 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1880,mis à jour le : 15/02/2021