CECI n'est pas EXECUTE 6 décembre 1874

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6 décembre 1874

Rodolphe Apponyi à Alfred de Falloux

Paris 6 décembre 1874

Mon bien cher ami, voilà trop longtemps que je n’ai plus de vos nouvelles et j’ai fini par m’adresser à notre ami Albert [de Rességuier] pour savoir ce que vous devenez et où je pourrais vous écrire. Le bulletin qu’il m’a envoyé de vos santés, n’est guère satisfaisant ! Et mon amitié s’en désole. Votre pauvre femme qui aurait besoin de toutes ses forces pour vous soigner et vous aidez en toute chose, souffrante aussi ! J’espère au moins que Loyde se comporte bien et se multiplie auprès de ses chers parents.

Vous recevrez un de ces jours par le chemin de fer une petite caisse adressée à Segré et contenant le vase que vous à légué ma chère et sainte mère. J’espère qu’il vous arrivera intact et que vous le recevrez avec émotion puisqu’il était pour vous une bénédiction et un talisman.

Nous voilà revenu à Paris depuis un mois, après de bonnes vacances de trois mois, dont nous avons bien joui. Annette1 était partie seule, le Ier d’août pour Frascati où elle a assisté à la naissance d’un amour de petit fils qui se nomme Livio et qui remplit à charme tous les devoirs de sa position. J’ai quitté Paris peu de jours après, pour aller à Apponyi, où m’appelait un pieux devoir. C’est là que j’avais vu ma pauvre mère il y a un an pour la dernière fois, et c’est là que je suis venu prier sur sa tombe avec ma sœur. Je suis ensuite allé, avec elle passer trois semaines chez sa fille en basse Autriche dans un pays de montagne ravissant et vivifiant, et de là je me suis acheminé vers Frascati à travers la Carinthie puis par Trente, Riva et le lac de Garde. C’est un des plus beaux voyages que l’on puisse faire, et j’ai été heureux de voir cette belle et pittoresque partie de notre monarchie, que je ne connaissais pas encore. Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai joui de mon séjour auprès d’Hélène2 que j’ai trouvé remise et florissante. Le bonheur rayonne sur cette chère et sympathique physionomie et je ne puis que rendre grâce à Dieu des bénédictions qu’il daigne répondre sur ce jeune ménage et ses délicieux enfants. A la fin de septembre nous nous sommes remis en route, Annette et moi, pour faire une petite tournée en Italie. Naples et Castillandri d’abord, puis Florence, Milan et le lac de Côme, nous avons fait une ravissante halte à Bellagio. À Gênes les Salmonte sont venues nous rejoindre et nous avons passé quinze jours avec eux le long de la corniche, San Remo, Menton, Monaco, Nice, Antibes et Cannes. Tout ce pays est un véritable paradis ; nous en avons été enthousiasmés, d’autant plus qu’il n’a pas cessé de faire un temps magnifique. Aussi tout ce voyage compte-t-il parmi les souvenirs les plus agréables de ma vie. Vous ne sauriez croire combien ma bonne Annette en a joui et moi pour elle.après sept mois de vie de garde-malade elle avait bien besoin d’air et de distraction. Elle a retrouvé, hélas, sa pauvre sœur plus malade que jamais et nous avons de nouveau un bien triste hiver en perspective. Car ce qui étonne les médecins, c’est que ma pauvre belle-sœur vive encore !

Le seul point lumineux, depuis notre retour, c’est la visite d’Alexandre3, qui est venu passer quelques semaines avec nous. Il s’est fait mettre en disponibilité le printemps dernier, afin d’aller vaquer à nos affaires en Hongrie, et a passé tout l’été et l’automne à s’occuper de nos terres et de nos bâtisses. Le fameux partage de la succession de mon oncle vient enfin de s’accomplir mais il en résulte un fond de changement d’administration trop longue à expliquer, mais qui exige la présence d’Alexandre à défaut de la mienne. Il s’acquitte de cette tâche ardue avec intelligence,, zèle et conscience, et il y a d’autant plus de mérite que ces sortes d’affaires ne sont point dans ses goûts et qu’il ne s’y intéresse que par devoir. Je suis très content de lui ; c’est une noble et excellente nature et nous l’aimons et l’apprécions chaque jour davantage.

Pendant mon court séjour à Apponyi, j’ai eu l’occasion de parcourir des lettres intimes de M. de Montalembert à ma belle-sœur Sophie4, qui l’a beaucoup admiré pendant plusieurs années. Dans l’une de ces lettres il est question de vous dans des termes qui m’ont touché et réjoui le cœur. Je n’ai pu me refuser le plaisir d’en transcrire quelques passages à votre intention, avec la permission de Sophie, je vous envoie ces pages si affectueuses et si éloquentes.

J’ai lu avec une vive admiration le magnifique discours de Mgr d’Orléans5 et le P. S. qu’il y a ajouté le lendemain. Voilà bien le champion de l’Église militante. Quel talent, quelle fougue, quelle profonde et courageuse conviction. Cela repose de toutes les infamies et des platitudes qu’on est obligé de lire tous les jours. Et quand viendrez-vous, cher ami ? J’aimerais tant causer avec vous de tout ce qui se passe. Cela n’est pas gai hélas ! Et l’avenir paraît bien incertain et menaçant et par malheur celui qui, un jour aurait pu tout savoir, persiste dans son rôle néfaste et se plaît à neutraliser les plus patriotiques efforts…. Et l’affaire Arnim6 et les discours de Bismarck7. Que de sujets intarissables de conversation, mais pas de correspondance.

Venez donc cher ami, je vous attends et vous espère avec la plus tendre impatience et en attendant je vous embrasse de toute ma vieille et fidèle affection.

Rodolphe

 

1Annette Apponyi, née de Benkendorff (1818-1900), son épouse.

2Hélène Apponyi, princesse de Borghese (1848-1914).

3Alexander Apponyi von Nagy-Appony (1844-1925), son fils, diplomate.

4Voir lettre du 23 octobre 1862. Sophie Apponyi, veuve de Jules Apponyi (1816-1857), son frère, diplomate.

6Arnim, Harry-Charles-Conrad-Édouard, comte d’ (1824-1881), diplomate prussien. Ambassadeur en France, depuis janvier 1872, il avait suivi une ligne politique différente de celle de Bismarck, qui le rappela le 2 mars 1874. Mis en disponibilité le 15 mai suivant, il fut poursuivi pour détournement ou suppression de pièces diplomatiques.

7Bismarck, Otto Eduard Leopold von (1815-1898), homme d'état allemand. Il devint le premier chancelier (1871-1890) de l'Empire allemand.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 décembre 1874», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1874,mis à jour le : 20/02/2021