CECI n'est pas EXECUTE 23 janvier 1860

Année 1860 |

23 janvier 1860

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Lundi 23 janvier 1860

Je vous écris avec mon secrétaire le plus intime et le plus sûr1 parce que j'ai de vraies tristesses à vous confier, très cher ami.

Nous avons fait d'un commun accord et avec la même sincérité Cochin et moi, nos efforts près du père Lacordaire pour qu'il écrivit sur la question romaine. Mais il est arrivé qu'à mesure, qu'on approchait de l'élection ceux qui l’avaient jugé opportun et utile changeaient d'avis à ce sujet, et que le père Lacordaire de son côté demandait du temps pour y réfléchir et s'y préparer. Je me suis alors replié sur ce seul point : demander au père Lacordaire l'autorisation de le dégager du Siècle et de la Patrie dans le prochain article du Correspondant et le prier d'autoriser au besoin l'abbé Perreyve2 à écrire quatre mots dans les journaux s'ils recommençaient l'exploitation de la lettre du printemps dernier. Le père Lacordaire a accordé cela sans difficulté et a tenu dans chacune de ses visites, un langage analogue. Il a charmé tout le monde, même ceux qu'il ne pouvait complètement satisfaire, et il est parti, laissant derrière lui une élection non seulement assurée, mais dans des conditions de succès moral et religieux au-delà de ce qu'il était permis d'espérer. Il devait en quittant Paris passer par Orléans pour voir et remercier l’évêque3, mais l’évêque étant venu à Paris et ayant établi son domicile chez Cochin, où il remaniait les épreuves de sa seconde brochure, le père Lacordaire alla le trouver rue St Guillaume. L'entrevue se passa très bien. Cochin et moi nous en fumes témoins. Après quelques mots échangés sur l'académie l’évêque et le père parlèrent de la question romaine et chantèrent en duo à l'unisson. Le père Lacordaire parti, nous reprîmes avec l’évêque la question de sa brochure et opinâmes pour qu’il y renonçât. D'abord elle était très faible, beaucoup plus que ce que vous avez vu dans les journaux ; ensuite il se flattait de faire écrire d'autres évêques et nous trouvions que cela valait bien mieux. Il finit par se rendre à nos objections, mais sans conviction <deux mots illisibles> C'est qu'une fois retourné à Orléans le travail fut repris et envoyé aux journaux de Paris tel que vous l'avez lu. Mais à peine nous avait-il cédé qu'il s'écria très enflammé et très fiévreux ; «Il faut maintenant que le père Lacordaire  fasse un acte décisif ; s'il ne le fait pas je suis obligé de voter contre lui, d'aller trouver Monsieur Thiers et tous ceux auxquels j'ai demandé leur voix, pour leur faire connaître mes protestations ». Nous nous récriâmes, comme vous pouvez pensez, Cochin et moi. L’évêque s'obstina et s'emporta de plus en plus, et chose hélas plus grave, me donna l'impression que son cerveau fatigué par l'excès de travail était menacé d'une vraie maladie. Je ne voulus dont plus pousser le <mot illisible> trop loin, l’heure était avancée, et je regagnais le chemin de fer le cœur navré, quoique espérant encore que cette surexcitation serait passagère. Dans la soirée Cochin crut devoir aller rendre compte au père Lacordaire. Il le prit au lit. Celui-ci, attristé mais fort doux, répondit qu'il ne se refusait pas à faire quelque chose à son heure et selon sa conscience. Mais qu'il lui était impossible d'obéir à jour nommé et sous une telle sommation. Le lendemain, il partait pour Sorèze4 et l’évêque était retourné à Orléans. Cochin lui écrivit pour lui rendre compte de cette conversation du père Lacordaire et pour fortifier encore les motifs déjà donnés contre l'esclandre désastreux dont il nous menaçait. L’évêque a répliqué à Cochin deux mots très brefs, assez hautains et se bornant à annoncer qu'il allait écrire directement au père Lacordaire. Voilà où nous en sommes, cher ami.

Je vous instruis sur le douloureux incident pour n'en pas garder la responsabilité à moi seul. Mon impression est que l'évêque est sérieusement malade ou menacé de l’être ; je vous dirai quelques autres symptômes de vive voix, et qu'en ce moment la contradiction l’irrite sans l'éclairer. Si cependant vous en jugez autrement, de votre premier mouvement, ne vous en reportez pas à moi et que Dieu nous protège ! Seulement ce qui me semblerait bien souhaitable c'est que vous puissiez être à Paris au moins pour les trois derniers jours qui précéderont l'élection. Si l’évêque vient à Paris, ce sera probablement dans ce moment-là, et s'il ne veut pas venir, Vous seul pourriez l’y attirer et l’y contenir. Certainement à l’heure qu'il est on pourrait se passer de son vote au point de vue numérique, mais au point de vue moral et religieux, son absence qui sera une vraie dénonciation est, il est permis de le dire, une vraie calomnie contre le père Lacordaire, créera précisément les inconvénients qu'il veut combattre et fera tourner contre l’Église et contre le pape5.

Je n'ai pas besoin de vous dire que Cochin et moi avons tenu tout cela parfaitement secret, et il ne me revient pas jusqu'ici que l'évêque ait parlé de son côté, il est vrai qu'il est encore dans le coup de feu de sa brochure refaite trois fois depuis notre entrevue et dont il contremande sans cesse quelques détails par le télégraphe.

Je n'ai plus que la place de vous embrasser tristement mais de tout cœur.

Falloux

1Sans doute Fontaine.

2Perreyve, Henri (1831-1865), entré à l'Oratoire en 1853 que venaient de restaurer le P. Gratry et le P. Pététot, il fut ordonné prêtre en 1856 ; prêtre à Paris en 1858, il obtint, en 1861, une chaire d'histoire ecclésiastique à la Sorbonne où il succédait à Lavigerie. Il était très lié à Lacordaire et à la nouvelle génération de catholiques libéraux tels C. de Meaux et L. de Gaillard. Voir Lettres de l'abbé H. Perreyve (Correspondant, 1872). Il fut l’auteur de plusieurs ouvrages spirituels dont La Journée des malades (1865) et Entretiens sur l’Eglise catholique (1865).

3Mgr Dupanloup.

4Depuis le 27 juin 1854, le P. Lacordaire s'est vu confier la direction du collège de Sorèze, dans le Tarn.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 janvier 1860», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1860,mis à jour le : 27/03/2021