CECI n'est pas EXECUTE 15 novembre 1865

Année 1865 |

15 novembre 1865

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Bourg d’Iré, 15 novembre 1865

Cher ami,

Je suis bien en retard pour vous remercier et me justifier mais j'ai attendu Albert de Broglie et Cochin qui devaient compléter votre lettre sur bien des points, et puis j'ai payé la grande joie qu'ils m'ont causée par 24 heures abominables. Décidément je ne puis plus aller à la conversation que comme on va à l'ennemi, mais je tâche de rester brave et je ne compte plus les blessures. À peine remis sur pied, je vous reviens donc tout de suite.

Croyez bien, cher ami, que je ne m'attribue pas le droit de disposer de vous et que rien au monde n’est plus respectueux que l'attachement passionné qui me lie à vous ; mais je n'ai pu penser et je ne pense pas qu'il y eut ici le moindre cas de responsabilité. S'il se fût agi de vous unir à M. Keller dans la moindre communauté de doctrine, dans la moindre émission de pensée quelconque, j'aurais de mon chef admis l'incompatibilité ; mais il est question ici que de ce qu'il y a de plus irrévocable et de plus déterminé dans un fait, et l'idée d'une dissidence ne se présente pas plus entre M. Keller et vous qu'entre Quatrebarbes et M. Dufaure ou tout autres membre du comité1. Je vous avais écrit par l'intermédiaire de Madame de Montalembert2. Votre silence me représentait un consentement non douteux, et suspendre la publication du comité à ce consentement m’eut paru à votre adresse une véritable injure. Maintenant pourquoi mettre M. Keller dans le comité ? Parce que l'évêché de Nantes l'a demandé. Et pourquoi le demandait il ? Parce que durant les cinq dernières années du général [Lamoricière], M. Keller a été l'un de ses recruteurs les plus actifs, de ses correspondants les plus dévoués et que Madame de Lamoricière3 continue avec lui les mêmes habitudes de confiance. Pour lever contre ce choix l'étendard de la révolte, il eut fallu exprimer des sentiments que je n'aurais su prendre et que vous eussiez certainement désavoué ; il eut fallu en face d'un mouvement profondément touchant, profondément unanime ergoter sur nos personnalités, évoquer nos attitudes différentes sur des questions qui n'étaient point en cause, et placer en regard de ce qu'il y a de plus imposant dans la mort ce qu'il y a de plus misérable dans la vie. Vous ne l'auriez pas fait pour moi, cher ami ; je ne l'ai pas fait pour vous il m'est impossible de croire que je vous ai désobéi.

Depuis la formation du comité, il est vrai, est survenu l'article du Monde. C'est une campagne qui recommence de compte à demi avec le Journal des Débats. Nous venons d'en causer très à fond avec Albert De Broglie et Cochin et nous sommes bien tombés d'accord qu'il y avait là deux impulsions bien visibles, celle de la coterie Veuillot qui poursuit à tout prix une revanche de l'évanouissement du Syllabus, celle du gouvernement qui offrait de nous protéger l’année dernière quand il spéculait sur notre orgueil pour nous séparer du pape à l'agonie, et qui aujourd'hui nous trouvant attristés mais fidèles, nous recentrant sur la tombe de Lamoricière, pour jeter encore un cri d'honneur, profite de l'occasion pour nous donner un croc-en-jambe. C'est toujours la même histoire, cher ami : on nous caresse quand on nous méprise, on nous attaque quand on nous estime. De quoi nous plaignons-nous et comment nous plaindrions nous ? Il faut le reconnaître d'ailleurs ; l'instinct du gouvernement est fort juste. Les hommages à Lamoricière, le concours des évêques, la formation même du comité de souscription sont faits pour lui donner beaucoup d'humeur. Il sait bien qu'honorer les morts est un noble moyen de susciter des vivants. Pour mon compte, c'est bien ce sentiment qui m'a fait surmonter toutes mes entraves personnelles pour attacher ce grelot ; c'est ce sentiment qui fait que j'y ai voulu, aimé et salué votre place.Vous ne pourriez vous y dérober sans vous renier vous-même et dans ce qui est le plus vous-même ; la générosité, l'élan, le fouler aux pieds des petites choses à la vue des grandes. Keller et Le Monde et Veuillot et l'évêque de Poitiers4 et le curé du Louroux existaient quand vous avez écrit d'un seul trait de plume vos admirables pages sur Lamoricière et quand vous nous avez rendu en trait de flamme cette âme de feu. Ils ne vous ont assurément, l’admiration publique en fait foi, ni ralenti ni glacé. Par quel déplorable et inexplicable secret vous arrêteraient-ils aujourd'hui quand il s'agit de couler dans le bronze non leurs sentiments mais les vôtres ? Comment vous arrêteraient-ils quand il s'agit d'infliger un dernier et immortel affront à toutes les turpitudes envers lesquelles ils ont le tort de se montrer ou si complaisants ou si aveugles. Non, non, cher ami, vous n'êtes pas bien fâché contre moi et surtout vous ne pouvez pas l'être contre le comité. J'en suis si parfaitement convaincu que, sans aucune transition, je réclame la part de concours qui vous appartient très évidemment et que vous pouvez sans nulle difficulté accorder de la Roche en Breny5 c'est d'indiquer quelques correspondants en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, en Espagne, en Amérique non pour y prélever de grosses sommes, mais pour y constituer cette universalité d’hommages qui doit servir de piédestal au monument quel qu'il soit consacré au héros le plus catholique, dans le vrai sens de ce mot, du XIXe siècle.

Je ne vous dis plus, cher ami, combien je vous ai regretté combien ni comment nous avons parlé de vous dans notre rapide entrevue. Pardonnez-moi de m'apercevoir que je suis à ma sixième page et laissez-moi croire que vous reconnaissez ma plus tendre amitié dans mes petites luttes avec vous mieux encore que dans les paroles les plus affectueuses.

Alfred

P.S. Un malentendu absurde a fait croire un instant à Corcelles que je m'occupais d’aider Monsieur Keller dans son histoire du général. C'est archi-faux et je suis au contraire avec lui en veine d'explication très vertes sur la campagne du Monde et sur son bureau de correspondants.

 

1Il s’agit du comité de souscription créé pour l’érection d’un monument à ma gloire du général Lamoricière.

2Marie-Anne Henriette Ghislaine dite Anna de Montalembert( 1818-1904), née de Mérode, épouse de Ch. De Montalembert depuis 1836.

3Lamoricère, Marie Amélie, née d'Auberville (1827-1905), veuve du général Juchault de Lamoricière.

4Mgr Pie.

5Le château de La Roche-en-Bresnil dans le Doubs est la propriété de Montalembert.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 novembre 1865», correspondance-falloux [En ligne], Année 1865, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 15/04/2021