CECI n'est pas EXECUTE 19 janvier 1870

Année 1870 |

19 janvier 1870

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Bourg d’Iré, 19 janvier 1870

Votre dernière lettre, cher ami, m’a été lu à la lueur d’une bougie pendant que j’étais dans l’obscurité derrière mes rideaux et au fond de mon lit, avec des souffrances aiguës. Je n’ai donc vu ni votre date ni le timbre de l’enveloppe, et, avec une parfaite niaiserie, je vous ai envoyé hier à La Roche en Breny1 une réponse qui vous reviendra comme de la lune car si j’avais su que vous fussiez à Paris, ce que vient de m’apprendre la Gazette, je vous aurais parlé moins de moi et beaucoup plus du mouvement dans lequel vous voilà entré, grâce à Dieu. J’ai correspondu, par l’intermédiaire de Cochin, avec M. Daru2 renouvelez-lui encore mes félicitations3 et mes vœux les plus sincères, dites-en autant à Buffet avec mon excuse trop fondée sur mon impossibilité de correspondance régulière ou opportune. Antoine de Castellane et sa femme sont venus rejoindre leur mère ici, ce qui nous vaut beaucoup de nouvelles de Juigné4, et, par conséquent de M. de Talhouët5.

J’y vois que la fermeté et le bon accord dominent jusqu’ici dans ce prodigieux cabinet, et je les défends avec ardeur dans mon petit coin de la prétendue faute des poursuites contre Rochefort6. Sans doute, s’ils avaient su la veille l’évanouissement du lendemain à Neuilly, ils auraient mieux fait de laisser Rochefort à la justice de ses propres amis ; mais, pour être ministre, on n’est pas sorcier : je m’en apercevais bien dans mon temps et vous aussi ; en outre, je suppose que l’empereur tenait fortement à la poursuite et c’eut été un bien mauvais terrain que celui de son injure personnelle pour entrer en lutte avec lui. S’il veut agir de bonne foi avec son ministère, avec l’honnêteté et avec la liberté, cette condescendance méritera bien aussi des égards en retour et il ne faut pas qu’on puisse nous attribuer à aucun degré l’avortement d’une telle combinaison.

Voilà le résumé du langage que je ne cesse de tenir à tout venant, et je vous assure que la province entre avec beaucoup plus d’entrain que je n’aurais osé le croire dans cette voie, Cumont compris, et ce n’était pas un des moins aigris. Et voici bien une autre affaire et l’on m’apporte le grand coup d’épée du père Gratry. Je vous quitte pour lui et je suis sûr que vous me le pardonnerez !

Falloux

1La Roche en Bresnil, propriété de Montalembert dans le Doubs.

2Daru, Napoléon, comte (1807-1890), fils de l’un des dignitaires de Napoléon Ier, polytechnicien et officier d’artillerie. Entré à la Chambre des Pairs en 1832 où il prit part activement aux débats (en particulier dans la question des chemins de fer) ; député de la Manche en 1848 et 1849 ; adversaire intransigeant de Louis-Napoléon, il fut arrêté en 1851 et se retira de la vie publique jusqu’en 1869, date de sa réélection comme député de l’opposition libérale (département de la Manche). Devenu l’un des chefs du centre gauche, il représenta cette tendance dans le ministère Ollivier du 2 janvier 1870. Après l’inauguration de l’Empire libéral, il fut nommé ministre des Affaires Étrangères le 2 janvier 1870, mais démissionne le 11 avril 1870. Élu à l’Assemblée nationale puis au Sénat ; devenu monarchiste il fut un ferme partisan de l’Ordre moral. Non réélu en 1879, il se retira de la vie politique.

3Daru et Buffet étaient entrés l’un et l’autre dans le gouvernement d’Emile Ollivier formé le 2 janvier et qui ouvrait l’ère de l’Empire libéral.

4Château de Juigné (Sarthe), propriété de Leclerc de Juigné, Ernest (1825-1886), homme politique. Grand propriétaire de la Sarthe, il sera membre du conseil général de ce département en 1865, puis son représentant à l'Assemblée nationale. Légitimiste et catholique, inscrit à la réunion Colbert et à celle des Réservoirs, il siégea avec la droite. A nouveau candidat dans ce même département (circonscription de La Flèche), il sera battu par un républicain.

5Grand propriétaire du sud de la Sarthe et homme influent de ce département, Auguste Joseph Bonamour de Talhouet-Roy, demeurant dans son château du Lude (Sarthe), non loin de Juigné, est alors député indépendant, membre du Tiers-parti au Corps Législatif après avoir fait parti de la majorité dynastique. Il rejoindra le centre-droit lors de son élection à l'Assemblée nationale en février 1871.

6A la suite de l’assassinat par le prince Pierre Bonaparte, le 10 janvier, de Victor Noir, journaliste à La Marseillaisse, Henri Rochefort, rédacteur en chef de ce journal entra dans une vive polémique avec le prince qui lui vaudra des poursuites judiciaires. Il sera condamné par défaut quelques jours plus tard, le 22 janvier 1870, à six mois de prison et 3 000 francs d'amende.

Rochefort-Lucay, Victor Henri de (1831-1913), journaliste, auteur de théâtre et homme politique. Grand polémiste, il collabora à La Lanterne, La Marseillaise et l’Intransigeant. Anticlérical et nationaliste, il sera tour à tour Communard (condamné au bagne, il parviendra à s’échapper de Nouméa, boulangiste, socialiste et antidreyfusard.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 janvier 1870», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1870,mis à jour le : 18/04/2021