CECI n'est pas EXECUTE 12 mai 1866

Année 1866 |

12 mai 1866

Adolphe Dechamps à Alfred de Falloux

12 mai 1866

Monsieur,

N’accusez pas trop mon silence. Je serais bien ingrat d’avoir laissé à ce jour entre votre lettre si encourageante et si affectueuse et la réponse reconnaissante que je vous dois, si je n’avais à invoquer pour excuse une indisposition qui m’a interdit tout travail. J’ai été touché de votre lettre plus que je ne puis le dire, et vous n’ignorez pas quel haut prix j’attache à votre approbation. Je ne mets qu’une chose au-dessus de votre approbation, c’est votre amitié. Vous voulez bien parler, avec toute la bonté indulgente de votre cœur, de l’attachement que je vous ai inspiré. Vous m’autorisez ainsi à vous dire que personne plus que vous ne m’a attiré vers lui par un respect plus profond pour son caractère, par une admiration plus sincère pour sa haute et ferme raison, et par une affection plus vise par son âme si sympathique et si chrétienne. Je garde votre lettre comme un souvenir honorable et précieux que je lègue à mes enfants. Mon petit article du Correspondant n’a qu’un seul mérite, c’est d’avoir deviné le mémorable discours de notre ami M. Thiers. Sa grande parole a tout effacé. Ce discours est vraiment le splendide couronnement de sa brillante carrière, et la position qu’il a prise, à la tête du Corps législatif et de toute la France intelligent, tenant un moment en écho toute la politique impériale, forçant l’Empereur à jeter imprudemment le masque à Auxerre, cette position est magnifique et rappelle les plus beaux jours de Pitt1.

Nous voilà donc au seuil de la guerre. On parle de suprême tentative de paix, de congrès européen, de la Russie arrêtant le bras de M. de Bismarck2, du succès de la négociation entamée depuis trois ans à Vienne, pour la cession de la Vénétie ; je voudrais espérer encore, mais je n’oublie pas que toutes ces hypocrisies ont été employées, la veille de la guerre d’Italie, et qu’en annonçant le succès de la mission de Lord Cowley3 et la prochaine réunion d’un congrès, lorsque la guerre a été décidée dans l’esprit de Napoléon III. M. Berryer me disait un jour un mot très vrai, comme il en dit toujours : je connais parfaitement l’empereur me disait-il. Il ne faut pas juger ses intentions et sa politique, comme on le fait d’un homme dirigé par les seules idées logiques, il y a au fond de cet homme, à coup sûr intelligent, du conspirateur et de l’aventurier. Il faut compter avec ce fond là, si l’on ne veut pas se voir dérouté dans toutes ses prévisions. Cela est parfaitement juste.

J’avais examiné les deux politiques en présence desquels l’empereur se trouvait placé. La politique de la raison, c’était l’alliance avec l’Autriche, la politique des aventures c’était l’alliance avec la Prusse et l’Italie je crois qu’il a essayé la première, je pense que des ministres le poussent encore, en ce moment, de ce côté, mais ses instincts aventuriers l’entraînent vers la seconde. Que sera cette guerre ? Jusqu’où s’étendra-t-elle ? Vers quel remaniement territorial de l’empire marchons-nous ? Je redirai ici les paroles que le vieux prince de Metternich m’écrivait, quelques jours avant sa mort, et quand le monde politique se couvrait de nuages : « Je ne puis, m’écrivait-il, hasarder aucun pronostic sur l’avenir. Jamais, depuis le jour où je suis entré dans la carrière diplomatique, je n’ai vu moins clair dans les événements. » Napoléon devient de jour en jour davantage l’Empereur révolutionnaire ; son héritier sera la révolution et c’est pour elle seule qu’il travaille. Ce qui est effrayant, c’est de songer que toutes les puissances deviennent tours à tour les complices ; qu’il dépendrait d’elle de l’arrêter ; que c’est par des alliances coupables qu’elles ont permis à Napoléon III de les isoler et de les battre chacune à leur tour. L’Angleterre, qui a tout laissé faire et qui regarde, avec une indifférence égoïste, l’incendie du continent, sera la dernière victime, si l’Empereur vit assez longtemps pour cela.

Pardonnez-moi, mon illustre ami, de me laisser aller à ces réflexions qui assurément ne vous apprendront rien. Aussi je ne les émets que pour les soumettre à votre contrôle.

Je continue à lire, avec tout l’intérêt que vous comprenez mieux que personne, la correspondance de Mme Swetchine que nous vous devons.

 

C’est bien l’un des plus beaux livres que j’ai médités. Ces conversations charmantes, élevées, religieuses, entre ce grand esprit, et cette sainte et belle âme, ces autres grands esprits et ces belles âmes qu’on nomme Lacordaire et Tocqueville, sont un continuel enchantement pour l’intelligence et un délicieux aliment pour le cœur et pour l’âme. Je connais peu d’écrits d’où l’on sort meilleur. C’est un grand service que vous avez rendu aux lettres et à la religion.

Soignez bien votre santé, Monsieur ; elle est si précieuse pour les grands intérêts que nous servons ; je prie Dieu qu’il la fortifie et vous rende toutes les forces nécessaires à la défense de la cause dont vous êtes l’un des plus vaillants soutiens.

Veuillez croire, Monsieur, à ma profonde et respectueuse amitié.

Dechamp4

1Pitt, William (1759-1806), homme d’État britannique.

2Bismarck, Otto Eduard Leopold von (1815-1898), homme d'état allemand. Il devint le premier chancelier (1871-1890) de l'Empire allemand.

3Lord Cowley (1804-1884), ambassadeur d’Angleterre en France.

4Dechamps, Adolphe (1807-1875) homme politique belge, député de Charleroi, ministre des Travaux publics (1843-1845), puis des Affaires étrangères (1845-1847). Leader des catholiques belges, il est comme son frère Mgr Deshamps, évêque de malines, proche des catholiques libéraux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «12 mai 1866», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire, Année 1866, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 27/05/2021