CECI n'est pas EXECUTE 14 janvier 1864

Année 1864 |

14 janvier 1864

Adolphe Dechamps à Alfred de Falloux

Senilmont (Manage1), 14 janvier 1864

Monsieur et ami, je vous dois bien des excuses d’avoir tant tardé à répondre à la bonne et affectueuse lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire. Une longue maladie de ma femme, m’a laissé longtemps dans une inquiétude qui m’ôtait toute liberté d’esprit. L’encyclique qui est venue se jeter entre votre lettre et la mienne, n’est pas faite assurément pour me rendre cette liberté. Depuis huit jours cependant j’ai été mis en demeure par mes amis de reprendre la plume : nous publions une nouvelle revue (La Revue générale) ; le premier numéro paraîtra vers la fin de janvier. On m’a prié d’inaugurer la revue par un article sur la situation de la Belgique. Je m’y suis engagé. J’avais prévu la publication de l’encyclique, je n’aurais pas fait cette promesse. Le silence me conviendrait tout à fait. Mais en me retirant, je découragerais mes amis, et ce silence, en Belgique, est impossible. Mardi prochain, jour de la rentrée des chambres, M. Frère2 va soulever un débat politique à propos de l’Encyclique. Il veut sommer les catholiques de s’expliquer et il espère obtenir l’un de ces deux résultats : ou bien, nous écraser comme parti politique, si notre langage baisse, si nous ne donnons à notre serment et à notre fidélité à la constitution qu’un caractère transitoire, entourant notre amour de la liberté de toutes les réserves, de toutes les distinctions et les obscurités dans le Monde veut que nous nous l’en éloignons ; ou bien, nous amener à désavouer l’encyclique, à irriter Rome, et à nous jeter dans un gallicanisme libéral. Le silence qui peut vous convenir en France, ne nous est pas permis en Belgique. L’attitude que nous allons prendre entraînera pour nous une grave responsabilité ! Nous allons parler, au nom des catholiques libéraux et engager nos amis des autres pays. Nous avons lundi une réunion pour nous concerter. La voix qui doit dominer toutes les autres, est celle de notre cardinal archevêque de Malînes3. Il est l’auteur des lettres célèbres que vous connaissez ; il a affirmé que notre constitution n’avait rien d’incompatible avec l’Encyclique de 1832, que nous pouvions la défendre, nous y attacher, l’aimer, non seulement aujourd’hui mais demain. Il faut qu’il se place devant l’encyclique de 1864, comme il l’a fait vis-à-vis de l’encyclique de 1832 ; qu’il interroge Pie IX comme il a interrogé Grégoire XVI4. Le pape est resté dans la thèse, nous sommes dans l’hypothèse et en face des faits. Il est essentiel que le cardinal puisse déclarer que l’encyclique n’a nullement condamné notre constitution, qu’elle n’a modifié en rien celle de 1832, que nous restons le lendemain dans la position où nous étions la veille, que notre serment de fidélité autorisé par Grégoire XVI, est autorisé par Pie IX, et que ce serment est sincère et sans réserve. Si nous obtenons cet acte important, il détruira, en partie du moins, l’effet produit par l’Encyclique dans les pays où la liberté religieuse est à la base du droit public c’est-à-dire presque partout. Si nous pouvons rester fidèles à la constitution belge, la plus radicale de toute, l’application de l’Encyclique ne pourra concerner que la seule république de l’Équateur ! Voilà pour notre position. Mais je voudrais bien vous écouter, sur ce que vous pensez de l’Encyclique elle-même, comme catholique. Si j’avais à la juger, au seul point de vue humain, je dirais que c’est un acte de folie. Le Saint-Père, placé devant les périls de la Convention du 15 septembre que vous avez signalé avec une si grande sûreté de coup d’œil politique, précipite les événements, force l’Empereur à sortir de son hésitation et à courir sur la pente qu’il voulait descendre lentement. L’encyclique c’est la chute prochaine de la souveraineté temporelle, pour le temps que Dieu assignera. Peut-être en devait-il être ainsi. Elle va diviser le clergé français et susciter probablement un gallicanisme impérial. Dans nos pays libres, on aura bien de la peine à empêcher un gallicanisme libéral de naître. Tous les gouvernements prennent à l’égard de l’encyclique et de Rome, une position d’indépendance hostile. Les pays les plus catholiques, comme l’Autriche et l’Espagne, vont se séparer, ou du moins maintenir la liberté religieuse et la liberté politique que l’Encyclique semble condamner. Tous les gouvernements et toutes les nations du globe, y compris le nouvel empire du Mexique, ont déclaré qu’ils maintiennent le droit public moderne en face de l’Encyclique qui devient ainsi une parole vaine qui aura suscité mille embarras, divisé les catholiques, troublé de riches situations, désaffectionné beaucoup d’esprit penchés vers le catholicisme sans avoir atteint aucun but nulle part.

Comme homme politique, je ne puis rien comprendre à ce qui vient d’être fait. Comme catholique, le point de vue change. J’ai une fois, comme je l’écrivais à Cochin, j’ai des opinions. Je suis très sûr de ma foi dont ma raison a vérifié les fondements inébranlables et, qui repose sur l’expérience de toute une vie dont mon cœur et ma conscience ont confirmé le témoignage ; je suis très attaché à mes opinions, mais j’en suis moins sûr. Si j’avais à faire le sacrifice de mes opinions qui est ma sœur, ou de ma foi catholique qui est ma mère, ce n’est pas ma mère à coup sûr que je sacrifierai. Mais ai-je à faire ce sacrifice ? Je ne le peux pas. Je désire vivement, mon cher ami, que votre pensée guide la mienne. J’ai une grande confiance dans votre calme et haute raison.

Il m’est impossible de croire qu’une encyclique publiée par un saint Pape, le jour de l’Immaculée Conception de la Sainte vierge, soit une complète erreur et une folie. Quel sens Dieu veut-il y donner ? L’Encyclique est-elle une propriété des événements qui vont éclater et des révolutions que la fin peut-être prochaine de l’empire va sombrer ? Avons-nous trop présumé de la lutte et de la liberté dont personne ne veut, excepté nous les catholiques libéraux ? Dieu veut-il choisir une voie plus courte, la voie des catastrophes au bout de laquelle on trouve la leçon des ruines qui parle d’une voix plus haute que nos discours et nos écrits ? Voilà les doutes qui me traversent l’esprit. Vous avez rappelé le travail qui se faisait dans la raison et le cœur de Lacordaire, en 1833, après l’encyclique de 1832. Lacordaire s’est profondément soumis, et cependant, il est mort en libéral impénitent, selon son énergique expression. Puis-je me soumettre, rester pure catholique et mourir ainsi ? Je vous interroge, mon cher Maître, j’espère que vous serez assez bon de m’éclairer de quelques-unes de vos lucides paroles, sans imiter le trop long temps que j’ai mis à vous écrire. Je vous remercie bien affectueusement de l’envoi de votre beau livre : Itinéraire de Turin à Rome. J’ai dévoré ce volume, comme tous sortis de votre plume. Vous avez percé à jour la politique impériale. Je crois qu’il en est embarrassé, qu’il voudrait s’arrêter, qu’il regarde en arrière et autour de lui, où le vide se fait, mais il s’est placé sur la pente révolutionnaire par la guerre d’Italie ; il poursuivra fatalement son itinéraire ; il trouvera la révolution à Rome et la guerre générale à Venise. Votre livre est l’un des meilleurs que vous ayez écrits, et je n’ai pas besoin d’ajouter ce que vaut cet éloge amical dans ma bouche. Croyez, mon cher comte, à mon amitié respectueuse et dévouée.

Dechamps (Adolphe)5

Si ma santé et le temps me le permettent, j’écrirai quelque chose pour le Correspondant sur la situation européenne

 

1Ville belge, en Wallonie.

2Frère-Orban, Hubert Joseph Walthère (1812-1896), leader du parti libéral de Belgique. Il avait dirigé le gouvernement belge du 3 janvier 1868 au 16 juin 1870.

3Sterckx, Engelbert (1792-1867), prélat belge, archevêque de Malines depuis 1832. Créé en cardinal en 1838.

4Bartolomeo Alberto Capellari (1765-1846), élu pape le 2 février 1831 sous le nom de Grégoire XVI.

5Dechamps, Adolphe (1807-1875) homme politique belge, député de Charleroi, ministre des Travaux publics (1843-1845), puis des Affaires étrangères (1845-1847). Leader des catholiques belges, il est comme son frère Mgr Deshamps, évêque de malines, proche des catholiques libéraux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «14 janvier 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1864,mis à jour le : 25/05/2021