CECI n'est pas EXECUTE 6 septembre 1873

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6 septembre 1873

Napoléon Daru à Alfred de Falloux

Valognes (Manche) le 6 septembre 1873

Mon cher comte,

J’ai écrit à Augustin il y a trois semaines, lorsque l’imprimeur m’envoyait les dernières bonnes feuilles de mon rapport, en le priant de les mettre à votre disposition si vous désiriez les communiquer à Monsieur de Falloux.

Augustin ne m’a pas encore répondu, et je ne sais s’il a fait, près de vous, ma commission.

Comme j’attacherais le plus grand prix à connaître les observations de M. de Falloux, dont je ferais mon profit, je m’adresse directement à vous pour vous offrir de vous envoyer, quand, et où il vous plaira, les feuilles de mon rapport qui vous manquent.

Je ne serais pas moins désireux de savoir ce que M. de Falloux pense, et ce que vous pensez vous même, des graves événements qui se sont produits depuis notre départ. La situation me paraît devenue si difficile que je ne sais plus vraiment que penser et que dire quand on m’interroge sur la voie à suivre.

Ce qui me paraît évident c’est que si nous ne savons pas faire la monarchie, nous avons eu tort de renverser M. Thiers. Pourquoi l’avons-nous renversé. Parce qu’il voulait faire la république et que dans ce but il s’appuyait exclusivement sur les républicains. C’était là notre grief contre lui ; au fond nous n’en avions pas d’autres, car il était conservateur ; expérimenté, homme de gouvernement, homme de talent. Nous avons nommé le maréchal Mac-Mahon à sa place, parce que nous voulions indiquer, et on l’a compris, qu’il ne nous paraissait pas impossible de faire autre chose que la république. Telle a été notre pensée ; si nous nous sommes trompés, nous n’avons plus qu’une chose à faire : le reconnaître, rendre le pouvoir M. Thiers, ou plutôt à ceux qui ne tarderont pas à le remplacer, et nous retirer de la scène politique.

Il est vrai que les événements ont marché avec une rapidité qui nous prend au dépourvu. Le rapprochement des Princes est venu. Il facilite l’exécution de nos projets, puisqu’au lieu de deux dynasties, nous n’en avons plus qu’une ; mais voilà que cet événement répand dans le public l’espérance d’une solution ; on s’y attend, on s’y prépare; républicains et monarchistes demandent cette solution définitive, dès que nous serons réunis, nous serons dans l’obligation d’agir ; alors que ferons-nous ?

Il faudra oser, mais les véritables oseurs [sic] sont rares. J’entends par là : ceux qui savent décerner clairement le but qu’il est possible d’atteindre et les moyens d’y parvenir. On n’est pas un oseur, dans le sens honnête et vraiment politique du mot, pour avoir brûlé les Tuileries, ou déporté sans jugement 20.000 citoyens. Il faut autre chose aujourd’hui.

Le rétablissement de la monarchie est possible, parce que la grande majorité de la population veut échapper aux griffes de la révolution parce que d’ailleurs on est parfaitement indifférent aux formes de gouvt, quelles qu’elles soient ; on ne s’attache pas plus aux unes qu’aux autres, on est à l’état de scepticisme politique, complet.

La monarchie est donc possible ; elle serait facile si la république avait été violente, si on n’avait pas eu depuis le 8 février, une assemblée et un gouvernements sages qui ont bien mené les affaires et qui ont fait durer le provisoire, qui l’ont rendu acceptable, au moins comme gouvt intermédiaire. On s’est dit : autant celui-là qu’un autre, nous l’avons, gardons-le, voilà comment en est devenu républicain. On cessera de l’être le jour où la république fera peur.

On cessera de l’être, mais on osera pas le dire, car on est trembleur, plus encore que sceptique en politique et en supportera toutes les avanies qui seront infligées à la nation, sans réagir, sans protester sans faire effort pour secouer le joug. Un peuple ainsi fait peut devenir monarchique du jour au lendemain. Mais il est certain que le comte de Chambord plaît peu. Il est impopulaire, grâce à ses fautes et grâce à la propagande active que font contre lui, les radicaux et les bonapartistes. Même dans les paisibles contrées que j’habite, il aurait besoin de faire de larges concessions pour se faire accepter et encore on se méfie tellement de lui, de ses tendances, que le drapeau tricolore et le gouvt parlementaire n’effaceraient pas les méfiances : elles subsisteraient et rendraient difficile la marche de son gouvt ; on s’en apercevrait aux élections qui devront se faire un peu plus tôt, ou un peu plus tard, après son avènement. Je constate les faits, les préventions existantes, je ne les juge pas.

M. le cte de Chambord pourra-t-il faire les concessions qu’on lui demandera ? À vrai dire, je ne le crois pas, car en les fesant [sic] il compromettrait son caractère, il se désarmerait, il cesserait d’avoir entre les mains le moyen à l’aide duquel il croit possible le rétablissement de l’ordre. Il ne voudra pas refaire une monarchie entourée d’institutions républicaines et reposant sur le principe de la souveraineté populaire ; ce serait se découronner, perdre son prestige, sa force, marcher dans sa pensée à de nouvelles révolutions ; il ne le voudra pas. Il restera dans sa situation et vous dira : « Si vous ne voulez pas de moi, tel que je suis, ne me prenez pas. Cherchez ailleurs un gouvt que le souffle populaire renversera comme tant d’autres ; je demeure dans ma retraite, je ne puis faire le bien, tel que je le comprends dans ces conditions ». A cela il n’y a rien à répondre.

Mais pouvons-nous faire la monarchie dans ces conditions ? Non. Elle n’aurait aucune durée, même en supposant qu’on put l’établir ; elle ne se maintiendrait que par la force, et le jour où la force lui manquerait elle croulerait. Nous ne sommes pas dans des temps où les gouvts antipathiques à la nation puissent subsister à la force du poignet. D’ailleurs comment s’établirait-t-elle ? Comment formerait-t-on une majorité dans la chambre en faveur de cette combinaison ? Les membres du centre-gauche qui sont venus à nous ; les gens qui redoutent de passer pour cléricaux ; ceux qui députés du centre, et du midi savent, à n’en pas douter, que leurs électeurs repoussent la restauration pure et simple du comte du Chambord; les Bonapartistes et ceux qui sans se l’avouer inclinent de ce côté, voteront-ils pour le rétablissement de la royauté sans concessions ? J’en doute. Vous savez que sur nos 390 voix nous n’en avons pas beaucoup à perdre pour devenir minorités ; vous pouvez donc prévoir le résultat.

Dans ce cas, il faudra donc renoncer à la combinaison d’une restauration qui n’aurait aucune chance de succès. L’échec, si on tente la partie, aurait un effet déplorable. Ce que l’on essaiera, quoique ce soit, il faudra l’essayer avec la certitude de ne pas manquer son coup. Si les choses sont telles que je les suppose, on sera obligé d’attendre que les événements aient modifié la situation des esprits. En attendant que faire ?

On s’apercevra vite alors qu’il eût été préférable de laisser, comme je le demandais, le fruit mûrir. Rien n’est prêt en effet, ni le Prince, qui ne se rend pas compte de la situation, qui vit isolé, éloigné dans un monde à part ; ni l’opinion qui a besoin de temps pour se transformer, ni l’armée, hésitante, inquiète, fort explicite sur un seul point, sur la question du drapeau, ni l’assemblée, dont les groupes conservateurs n’ont pas su se concerter en vue d’un événement qu’on ne supposait pas, les uns si prochain, les autres possible.

On ne pourra pas éviter cependant que la question ne se pose et nous devons nous préoccuper de ce qu’il conviendra de faire, quand elle sera posée, pour maintenir l’union au sein de la majorité.

Si le lendemain de la visite du comte de Paris une déclaration rassurante pour les intérêts si susceptibles de ce que l’on appelle la société moderne était venue de Froshdorf, la restauration de la monarchie eut été, je crois, secondée par l’opinion publique. Mais si nous arrivons à la session sans que le silence du prince ait été rompu, il sera bien difficile de faire quelque chose dans le sens monarchique. Le gouvernement est et doit rester ostensiblement neutre, c’est à nous à agir, nous devrions d’abord, ce me semble, dans nos diverses réunions, discuter et faire savoir au Prince et à nos collègues de la droite à quelles conditions nous consentirions à voter la monarchie. Cette démarche serait bien accueillie du public et nous donnerait, grâce à son appui, une force morale dont nous avons besoin, soit pour faire céder Monsieur le comte de Chambord, soit pour décider ses partisans à s’unir à nous dans la prolongation des pouvoirs de Mac-Mahon. Le pire de tous les partis est de laisser couler l’eau, et d’arriver, sans s’être expliqué, jusqu’à la session ou quelques proposition monarchique, inconsidérée, surgira tout d’un coup, dés la première séance, au milieu de partis obligés à la soutenir ou à la combattre ; l’échec, dans ce cas, est certain.

Une campagne monarchique me paraissait prématurée. Cependant si Monsieur le comte de Chambord laissait à l’armée son drapeau et consentait à s’entendre avec l’assemblée pour faire une constitution, alors il faudrait tenter l’aventure, faire vite, le plus vite possible et tâcher de s’y prendre bien. Dans le cas contraire il ne faut pas même essayer d’établir une royauté, qui n’aurait pas pourrait 300 voix dans la chambre, et qui aurait contre elle la presque unanimité du pays. Il faut alors se borner à affermir le pouvoir du maréchal Mac-Mahon, qui est un instrument d’ordre, d’union, entre nos mains et se servir de cet instrument pour préparer l’opinion, calmer les irritations dompter les colères, pour gouverner enfin.

Voilà ce que le bon sens indique.

Nous ne pouvons pas proclamer la république, faire une constitution républicaine, notre majorité composée de 400 monarchistes ne s ’honorerait pas en agissant ainsi, et en outre, soyez-en sûr, en adoptant la politique de M. Thiers nous ne pourrions pas échapper à la nécessité de reprendre celui qui la personnifiait. M. Thiers rentrerait au pouvoir avec ses rancunes, qui rendraient inévitable la dissolution de la chambre à bref délai et la révolution reprendrait son cours. La prorogation des pouvoirs du maréchal et le vote d’institutions républicaines serait notre arrêt de mort ; ce serait un danger immense pour notre pays.

Je me demande si nous ne pourrions pas dans ce cas faire une constitution monarchique et un régent. Je crois que la majorité pourrait se former autour de cette idée, que les légitimistes pourraient voter cette combinaison si l’on ne prenait pas pour régent un Prince1 et si l’on avait, au préalable tout fait auprès de Monsieur le comte de Chambord pour qu’il acceptât la couronne dans les conditions offertes par l’Assemblée. S’il s’y refuse, si son parti voit que la majorité est impossible à obtenir pour une royauté sans conditions, il me semble que les légitimistes devraient préférer le régime qui laisse le trône vacant, mais créé, à la république avec M. Thiers.

Voilà ce qui me trotte en tête, mon cher collègues, voilà de ce dont j’aurais voulu causer entre M. de Falloux et vous ; je ne connais pas assez le parti légitimiste pour savoir ce qu’il veut, ce qu’il est, ce qu’il fera je crains de me tromper dans mes conjectures. Vous qui le connaissez mieux que moi, vous me direz ce que vous en pensez.

Recevez l’assurance de mon affectueuse considération.

Daru

 

1Un prince d’Orléans comme le comte de Paris.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 septembre 1873», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1873,mis à jour le : 02/06/2021